Des nouvelles ancrées dans la tradition corse... féminine et fantastique.
Table des matières
I - La pièce d’argent au fond de l’eau
II - A muvra di Natali (Le mouflon de Noël)
III - A stantara di Filitosa (La statue-menhir de Filitosa)
IV - Les fiançailles de brume
V – Le testament
Extrait
A muvra di Natali
(Le mouflon de Noël)
En ce vingt-quatre décembre, dans l'Au-delà des Monts, à l'heure où la montagne s'enténèbre et se voile de brume, une silhouette vêtue de noir, portant une petite lanterne, gravit les pentes escarpées de la forêt de Bavedda, dans un léger froissement de fougères.
Ornella, d'un pas vif et dansant, se glisse entre les amoncellements de rochers, se fraye un passage à travers les enchevêtrements de ronces, franchit des crêtes et des ravines, frôlant la bruyère et l'ellébore
Elle songe qu'en bas, au village, on s'apprête à rôtir le cabri dans la cheminée ; les flammes crépitent et dansent joyeusement dans l'âtre ; on servira le brocciu, ourlé de miel ou de confiture de figues, arrosé de café et de liqueur de myrte ; le dessert sera composé de mandarines, d'oranges, de fruits secs et de cédrats confits ; dans les maisons des bergers flotte un délicat parfum de farine de châtaigne et de canistrelli tièdes.
Ornella, quant à elle, festoiera plus tard. Pour l'heure, la montagne l'appelle, l'attend…
Les rochers se découpent majestueusement dans le velours du crépuscule, sentinelles muettes dont les flancs granitiques abritent l'Anima divina. Dans le lointain bleuté se dressent les aiguilles de Bavedda, énigmatiques cornes d'Asinao enturbannées d'un fin brouillard argenté.
Sur le sentier muletier serpentant dans la forêt, des ombres fantasmagoriques passent et se croisent, ondoyant entre le visible et l'invisible, le conscient et l'inconscient. Ornella avance dans la fluidité de l'air embaumé, dans la solennité méditative des pins. Après une bonne heure de marche, elle parvient à un torrent. Elle dénoue son foulard noir libérant ainsi sa longue chevelure brune qui se déploie sur ses épaules et flotte autour d'elle. De son bâton d'asphodèle, elle agite l'onde et y jette trois pierres en prononçant les paroles rituelles qui éloigneront les esprits malfaisants. Alors elle franchit le torrent et le suit de l'autre côté de la rive, jusqu'à ce lieu étrange que les bergers nomment « le bassin de la fée ».
L'onde court sur la roche et se déverse en fines cascatelles dans une vasque naturelle. Ornella recueille un peu d'eau dans le creux de ses mains, en boit une gorgée et répand quelques gouttelettes sur ses cheveux. Puis elle trace un cercle et des signes dans l'air en invoquant les créatures lumineuses.
Juchée sur une grande pierre plate, écoutant le murmure de l'eau, Ornella porte son regard vers le ciel semé d'étoiles et laisse son esprit s'élever, s’alléger, se fondre et se confondre avec les éléments, jusqu'à atteindre cet état extatique qui va lui permettre d'entreprendre son voyage. Son âme flotte dans l’espace, vivante, vibrante, et s’imprègne des éléments les plus subtils. Ses pensées pérégrinent, emportées dans l'Âme universelle. Ainsi ravie en extase, reliée aux forces mystérieuses de la nature, elle commence sa chasse nocturne.