Extrait
Giacinto Paoli et Luigi Giafferi ne l’entendent pas ainsi. Ils poursuivent leur combat et remportent une précieuse victoire à Borgo, du 7 au 14 décembre 1738. C’est la première contre les troupes françaises. Elle est précieuse, marque les esprits. Si les pertes françaises sont faibles (3 officiers blessés, 22 soldats tués ou blessés), le comte de Boissieux bat tout de même en retraite. C’est un signe suffisant pour donner une impulsion. Les chefs corses se félicitent évidemment de cette victoire. Mais ils n’ont gagné qu’une bataille, pas la guerre. Après la mort du comte de Boissieux suite à une maladie, est nommé en Corse un homme qui va marquer l’île dans sa chair : le marquis de Maillebois. Il débarque à Calvi le 21 mars 1739 à la tête d’un corps expéditionnaire de plus de 10 000 hommes. Suivant les instructions qu’on lui a laissées, il se convainc de pouvoir « persuader les Corses que le Roi de France n’a pas d’autre objectif que le bonheur et la tranquillité du pays. » Malgré quelques poches de résistance comme à Zicavo, il parvient en moins de deux mois à pacifier l’île en utilisant bien souvent les moyens les plus violents : incendies, pillages, tortures… Les insulaires lui donnent un surnom : Magliaboia (boia signifiant bourreau). La déroute des Nationaux contraint Giacinto Paoli et Luigi Giafferi à le rencontrer et finalement à se soumettre, puis à s’exiler. Pour accélérer leur départ, mais aussi celui de tous les responsables de cette deuxième insurrection, le chef du corps expéditionnaire n’a pas hésité à brûler les biens de certains, comme ceux de Giovanni Battista Cervoni dans le village d’Omessa ou de Gian Giacomo Ambrosi, ami de Giacinto Paoli. Pour ce dernier, l’officier français a toléré qu’il laisse l’un de ses fils Clemente dans son fief de Morosaglia, afin qu’il puisse gérer les biens familiaux.
Quelques jours plus tard, les chefs de la révolte corse sont une trentaine « tous à cheval et escortés par une foule de paysans » à descendre de la montagne pour se retrouver à la Padulella. Il y a Gian Giacomo Ciavaldini, Gian Giacomo Ambrosi dit Castineta… Le 7 juillet 1739, sur une barque, ils partent pour un voyage chargé de nostalgie. « Adieu ma patrie ! » s’est même écrié Giappicconi, l’un des plus vaillants, au moment de larguer les amarres. Cet exil forcé met un terme à la deuxième révolte de Corse. Giacinto Paoli et Luigi Giafferi ne savent pas l’un et l’autre que se trouve à bord de leur frêle embarcation celui qui, 15 années plus tard, conduira leur révolte paysanne à une véritable révolution et fera de la Corse un pays. Bercé par les vagues, Pasquale Paoli reste éveillé. Il n’a alors que 14 ans. On le dit intelligent, instruit et suscite déjà l’admiration de ses proches. Si on lui prédit parfois un brillant avenir, nul ne sait qu’il deviendra chef de la Nation et porteur de tant d’espoirs partout en Europe (page 16 et suivantes).
Table des matières
Introduction
Giacinto Paoli et Luigi Giafferi : de la révolte à la révolution (1729 – 1739)
Luigi Giafferi, dans un poème écrit par Giacinto Paoli
Giacinto Paoli, vu par Sebastiano Costa lors de la Consulte d’Orezza (1735)
Provinces et pièves dans la Corse du xviiie siècle
Au xviiie siècle, les armes étaient déjà une passion corse.
Théodore Ier, Roi de Corse le temps d’un été (1736)
Sebastiano Costa, l’auteur des constitutions de 1735 et 1736.
La chute de Théodore de Neuhoff, racontée dans… Candide ou l’optimisme de Voltaire.
Les rapports entre les classes, dans la Corse du xviiie
Hommes de religion, hommes de révolution
Erasme Orticoni, l’ambassadeur des révolutionnaires corses (1734)
Le chanoine Orticoni vu par Monseigneur Mari pour le discréditer
Le chanoine Orticoni vu par J. Costa dans le roman Le cavalier corse
Giulio Matteo Natali, auteur du Disinganno, premier récit révolutionnaire (1736)
Carlo Rostini, le courage et la volonté au service de la Patrie (1738)
L’abbé Rostini vu par Pasquale Paoli, dans une lettre adressée à Salvini
L’abbé Rostini vu par le Comte de Marbeuf
Gregorio Salvini, auteur de la Giustificazione : bible des Révolutionnaires (1758)
Circinellu, le curé de la résistance (1769)
Le curé de Guagno vu par Mirabeau dans Aventures en Corse
Le poids de la religion dans la Corse du xviiie siècle
Giovan Pietro Gaffori, l’ascension jusqu’à la conquête du pouvoir (1753)
Domenico Rivarola : le sens du patriotisme et celui des affaires
L’assassinat de Giovan Pietro Gaffori, raconté par son auteur Gian Battista Romei
Clemente Paoli, frère de sang, frère d’armes (1753)
Clemente Paoli, vu pa vu son frère Pasquale
Clemente Paoli, vu par Andrew Burnaby (1766)
Clemente Paoli, vu par Napoléon Bonaparte dans une lettre adressée à Mathieu Buttafoco
La famille et l’éducation, dans la Corse du xviiie siècle
Matteo Buttafoco, médiateur auprès de Rousseau pour rédiger la constitution corse (1764)
Matteo Buttafoco, vu par Mirabeau dans Aventures en Corse
Extraits du Projet de constitution pour la Corse, de Jean-Jacques Rousseau
Au xviiie la Corse était le vivier des armées d’Europe.
Giacomo Pietro Abbatucci, des cachots à la victoire d’U Borgu (1768)
La condamnation de Giacomo Pietro Abbatucci, écrite par l’historien français Arthur Chuquet
Les bagnes de Toulon, l’enfer sur terre
Pasquale Paoli et les lueurs de la révolution corse
James Boswell diffuse en Europe la « pensée libre » de la nation corse (1768)
L’Acte de naissance de la nation Corse
Un hymne…
... et un drapeau
Napoléon Bonaparte, un enfant de Ponte Novu (1769) ?
Zampaglinu, le Résistant
Chronologie
Bibliographie
Introduction
Ils avaient en commun cette soif de liberté. Ils étaient médecins, aventuriers, prêtres ou paysans et ont marqué de leur empreinte l’histoire de la Corse. Au xviiie siècle, de 1729 à 1769, des hommes ont transformé une simple révolte paysanne, soudaine et désorganisée, en une authentique révolution. Par leurs écrits, leurs propos ou par leurs armes, ils ont tous lutté.
Il fallait un déclic à leur révolte, un détonateur. Lorsque les premiers troubles éclatent en 1729, la Corse est génoise depuis 1562, date de la cession de l’île à la Sérénissime République. La Corse vit alors dans un climat de violence et d’insécurité. Dans les villages, les vendette font des ravages, ce qui vaudra aux génois de dire que l’île n’est peuplée que de sauvages. En 1715, le gouvernement de Gênes instaure une nouvelle taxe, les due seini. Aux yeux d’une population qui se sent alors opprimée, méprisée, cet impôt — ajouté aux autres — est injuste. La légende populaire raconte qu’un vieil homme un peu simplet, surnommé Cardone et originaire de Bustanicu, aurait refusé de verser à son percepteur cette taxe augmentée cette année-là du supplément d’une simple baiocca. Son mécontentement se serait propagé dans son village puis à travers toute la région. Ainsi serait né un mouvement révolutionnaire qui, allait, en écho, atteindre toute l’Europe des Lumières et enthousiasmer les premiers cercles des philosophes et des penseurs libres.
Mais la liberté se gagne. Il aura fallu vingt-six années pour que la modeste agitation du Boziu donne naissance à une nation. Pour cela, il aura d’abord fallu une reconnaissance théologique, puis de l’audace, du courage, quelques coups du destin aussi et, comme toujours, verser du sang. Dirigée par Pasquale Paoli, homme charismatique et cultivé, ouvert et tolérant mais redoutable avec ceux qui enfreignaient sa ghjustizia, la Nation Corse a existé de 1755 à 1769. On l’appelait Royaume mais le peuple en était souverain. Après la défaite de Ponte Novu, en 1769, face aux troupes de Louis XV, la Corse fut ralliée à la France monarchique. Cette dernière ne deviendra démocratique que vingt ans plus tard après avoir mené elle-même sa propre révolution. L’une a-t-elle inspiré l’autre ? On ne peut nier une similitude des fondements. Parce qu’elle prônait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes autant que l’égalité des citoyens devant la loi, l’île fut d’ailleurs citée en exemple par Voltaire : « Toute l’Europe est corse ! » s’était exclamé l’écrivain. En tant que modèle, la société insulaire fut également mise en valeur par Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat Social. « Il est encore en Europe un pays capable de législation, c’est l’île de Corse, écrivit le philosophe approché en son temps par les insurgés pour rédiger la Constitution. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. »
Ce livre entend retracer la destinée des principaux hommes qui ont marqué l’histoire de l’île au xviiie siècle. Ils se sont parfois opposés, voire affrontés. De Pasquale Paoli à Giovan Pietro Gaffori en passant par Théodore de Neuhoff, Giacomo Pietro Abbatucci ou le « bandit » Zampaglinu, ils se sont illustrés, ont laissé leur empreinte dans l’Histoire. Au fond d’eux-mêmes, ils étaient animés d’un idéal commun, celui de vivre enfin dans la paix et la justice. C’est ce qui leur vaut aujourd’hui l’appellation de héros.
À la lueur de leurs vies, au fil des évènements troubles et violents qui ont marqué la période, on découvre des parcours sinueux dans lesquels se mêle l’ambition, les luttes de pouvoir, le courage, l’intrigue mais aussi l’opportunisme ou la trahison. Il pourrait s’agir d’un roman mais c’est une page d’Histoire.