4e de couverture
Chez le Boiteux, dans sa maison, l’air lui-même s’était transformé. L’odeur familière des bûches qui se consument n’avait pas disparu, mais elle ne se répandait plus aux mêmes heures de la journée. C’est ainsi que lui vint à l’esprit que, si l’on continuait à faire des flambées dans la cheminée, le repas, lui, se préparait d’une autre façon. Sur le gaz. La terrible peste du gaz ! D’ailleurs, ce qui le révélait, c’était le goût même des plats qu’on lui apportait. Le Boiteux l’avait deviné en rapprochant deux petits faits intervenus à un jour de distance. Il avait d’abord entendu un bruit bizarre, comme celui d’un seau ou d’un objet métallique que l’on heurte, un silence pesant juste après cela, puis sa femme était apparue pour lui demander, l’air gêné, s’il n’avait besoin de rien. Le lendemain, la soupe qu’on lui avait montée au premier étage n’avait plus le goût de la nourriture préparée au feu de bois dans la marmite roussie où, habituellement, elle restait un peu trop longtemps à bouillir et finissait un peu trop cuite.
Alors, devait-il continuer de vivre comme si de rien n’était ? Comment accepter ce que vous tend votre épouse, votre fille, votre petite-fille tout sourire, sans penser au goût qui vous envahira en l’avalant ? Non pas celui d’un aliment légèrement trop cuit, pas du tout, plutôt celui, amer, du mensonge et des cachotteries. Et le bourdonnement des voix qui tout d’un coup se font basses, plus basses, trop basses car, au-dessous, quelqu’un a buté sur quelque chose qui a fait un bruit bizarre. Un son métallique… Une bouteille que l’on installe et qu’on manipule d’un geste trop brusque. Maladroit. Une main malhabile, qui manque d’habitude, a serré trop fort la tenaille qui se bloque et dérape sur l’écrou du cordon d’alimentation que l’on veut visser. Cordon qui relie la bouteille à la plaque des fourneaux et y délivre le gaz empoisonné.
À ce moment-là, Mimi Le Boiteux a compris que tout allait changer. Une traîtrise ourdie à son insu. Peu à peu, un jour après l’autre, les choses et les gens… Il a vu tout changer, autour de lui.
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L’auteur
Jacques Thiers, professeur d’université en retraite, poète, dramaturge et romancier, est l’une des figures marquantes du Riacquistu, le mouvement culturel corse né au début des années soixante-dix. Il publie aujourd’hui la traduction en français de son septième roman écrit en corse, Qual’hè chì ha tombu à Gilac ? (Albiana, 2019), lauréat du prix des lecteurs de la Collectivité de Corse 2020.