- LND 2021 - Juillet
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Suivre celle qui passe, celle qui va, cette femme fantôme que l’on voit sans la regarder, que l’on connaît tous pourtant… Un récit poétique par Christiane Guidoni.
Celle qui passe
Au début je n’ai rien à dire il n’y a rien à dire je ne sais pas ne sais rien
Cela ne me regarde pas je regarde ailleurs je sais regarder ailleurs
C’est une question de silence
Clic Clac
C’en est fini de la lumière
Ne peut pas avoir un nom n’est pas entrée n’a pas voulu
Pas lu le mode d’emploi pas compris n’a pas su cocher les cases
Près du puits cette odeur de rouille et de froid le métal qui fait frissonner regard luisant peau contre peau les marécages la boue juste avant le pourrissement
Ne s’est pas reconnue
Arrêtez merci arrêtez arrêtez merci
Les yeux qui font mal qui refusent de se fermer la nuit
Ouverts sur la souffrance
Les voiles tombent en poussière
Ironie d’un regard au-dedans
Ne plus demeurer en ces lieux où les mots subissent des outrages
Assise sur son lit la lettre entre les mains
Elle l’a dit dans le silence de son corps elle l’a écrit dans les silences de la chambre
Il n’y aura plus de repos il faudra traverser les dimanches
Renouer avec la langue
Vilaine fille bravant la vie
Mauvaise mère disparaissant
Gardienne pourtant du foyer qui revient en feux follets
Femme en faute
Personne pour accueillir la fille prodigue
Un beau jour qui n’est pas un beau jour
Il était cette fois
Personne pour frapper à la porte
Elle est partie
Depuis elle va
Elle avait le regard vide et lent des héroïnes romanesques quand elles lèvent la tête vers le futur époux quand elles s’évadent à cheval loin dans la forêt dans l’odeur ocre des feuilles mortes
En lisière des villes exténuée la bouche édentée sourire hébété les yeux noirs larmoyants
Cheveux striés de blanc tirés vers le haut ou défaits en masse sur le front cachant le visage nu
ou rouge à lèvres balafre masque écarlate
Besace informe chaussures trop larges pieds enrubannés de ficelles crades
Elle était toujours enfouie sous des étoffes des châles déchirés des écharpes lacérées des pulls troués jamais vêtue toujours recouverte
Sale les ongles sales les pieds sales le sexe sale le visage sale
Larmes calcinées vomissures sang noir des vieilles blessures
Elle jouait mannequin perdu sur la scène sans applaudissements si jeune encore enfant ou si vieille sans naissance sans passé sans avenir sans âge sur la route à l’infini
Sur les bancs tous les bancs de pierre de bois de fer lisse ou forgé de plastique
Sur les ponts neufs anciens écroulés hostiles accueillants tous les ponts
Sur l’asphalte reliefs lactés déchets pierre plates sur l’herbe tendre rêche humide sèche
Sur l’herbe sur le sable dans la boue
Elle portait son paysage de dunes terrains vagues ravines ruelles impasses avenues boulevards grilles porches portails escaliers vitrines on ferme caniveaux déjections chiens caillassés cartons détritus tessons seringues kleenex préservatifs pneus peluches et poupées déchirées
Quatre saisons feuilles et pluies d’automne neige et grisaille d’hiver printemps d’ivresse et de fleurs été immobile nuit de pleine lune et nuit sans lune étoiles ignorées nuages dévots ciel désert
Elle revenait vers la mer
La mer miroir
Ressassant le ressac
Souvent les digues le quai l’anse la grève l’écume le sable
Soudain l’horizon libre mais les vagues jamais
De quel pays enfuie combien de frontières franchies combien de langues apprises oubliées langues emmêlées estropiées fredonnées en un seul lamento berceuse pour l’enfant mort onomatopées douces ou rauques déplorations
Reine ta longue traîne survole le sol ta couronne illumine les trottoirs les rues les carrefours les passants éblouis baissent les yeux les badauds se taisent les oiseaux t’accompagnent
Au sol on peut t’oublier t’enjamber te contourner te piétiner
Tu regardes sans voir on te croit aveugle et tu souris à tes souvenirs des jours et des jours
regard têtu concentré sur ta gloire
La nuit tu veilles tu te lèves et tu cries
Que vos nuits soient maudites
Le vent des collines coulait dans ses veines
Sur les marches du palais
Devant l’autel des dieux
Aux portes des ministères
Des heures à errer dans la salle des pas perdus
Elle a convoqué la Justice
Quand elle a revêtu sa robe
Lentement sa robe de feu
Elle souriait
Eloignez les enfants et les chiens fauves
Ne laissez pas traîner son linceul
Balayez ses cendres les bougies et les fleurs
Hissez son corps de gloire jusqu’aux étoiles
Et la lune sauvage tissera la toile du ciel
Noir à l’infini
Elle court dans la colline s’enfonce à couvert
Le chat qui la suit court avec elle
Moments volés
Temps de prière païenne
Temps de l’énigme
Quand elle arrive sur la terrasse de la maison
Un papillon se réchauffe au soleil
Elle le contemple longtemps
Elle se lève rattrapée par l’ombre
Il s’envole la frôle
L’encercle et s’éloigne
Elle reste sur la terrasse face à la mer jusqu’au coucher du soleil
Le chat s’endort et elle s’en va
Le feuillage des arbres déployé dans sa poitrine respire
Mais plus de sentiers
Elle revient vers la ville
S’en va par les rues
S’en va
Défile à pas lents parmi les passants
Traverse dans les clous
S’attarde aux carrefours
Suit l’odeur du soleil
Continue
Jusqu’à la nuit tombée
Défie les devantures des magasins
Rideaux de fer tirés
À même le sol
S’étale et s’endort
Dans ses jupes calice
Fleur de trottoir
Petite fille aux allumettes
Songeries d’insomnie s’endort qui veille dormiveglia
Laissera des traces urine et bière oripeaux et coussin éventré
Repart la couverture en bannière
Regard terne mais hautain
Nous voit sans nous regarder
Les morts vivants errent à heure fixe dans la ville
Ils traînent leurs enfants et leurs chiens poussettes tricycles trottinettes
Tous en règle quand les morts vivants policiers les arrêtent
Ils montrent fièrement leurs papiers et remontent leurs masques sur leurs visages
Tous en règle dans les rues quadrillées
S’en va par les rues
S’en va
Jours de rage et d’or
Feuilles arrachées
Fin des lauriers et des palmes
Les épines demeurent
Mots ouverts mémoire miroir
Les pleurs celés dans la pierre
Tu les entends et tu les suis sur le chemin
Un pas après l’autre un mot avec l’autre
Tu avances sur le chemin
Des ombres s’agitent des lumières s’allument
Personne au rendez-vous
Des hélicoptères transportent des blessés des accidentés détresse respiratoire
Une vie d’arbre tronc étroit et haut
La cime frêle toujours un peu frémissante prête à danser à se ployer
Être arbre offert au vent au soleil à la lune aux étoiles aux nuages
Être arbre habité par les oiseaux les écureuils les fourmis et tous les insectes aux saisons
Être arbre lourd de pluie inondé d’éclairs secoué de rire sous la foudre et jouant aux statues
Être oiseau sur la mer sur le sable
Être oiseau sur le pont du navire
Être oiseau dans le ciel à l’infini
Être oiseau repu de vent
Être oiseau au repos
Sur la tombe
Elle regarde son visage en creux dans ses mains ouvertes elle baisse les paupières dans ses paumes refermées caresse sa chevelure déracinée
Le visage loin du corps un visage dans sa beauté intacte qui aurait brûlé jadis criant de vie mais définitivement noirci un masque d’ébène
Lachrimae
Elle pleure pour la première fois la petite Maria Magdalena
Elle pleure toutes les larmes de son corps
Elle sanglote de plus en plus fort noyée dans ses pleurs
À petits bruits à petits cris elle geint elle gémit se berce dans ses bras
Elle pleure lentement une pluie douce
Les larmes coulent dans sa chevelure sur ses joues dans son cou sur ses mains
Elle pleure pour toutes les femmes
Elle pleure Madeleine quand il dit ne me touche pas
Les rochers de Patmos le sable blanc et froid au matin sans empreinte autre que ses lourdes sandales signant le cercle avant l’entrée
Dès qu’elle pénètre dans la grotte à tâtons elle sait
les mots tapis dans l’ombre qui l’attendent
L’odeur de l’eau c’est l’odeur de l’île l’odeur de la mer desséchée par le vent que personne n’entend
Le livre est là jour après jour mot après mot s’écrit sa musique il suffit de suivre et les images défilent se laissent prendre comme oiseau cœur battant dans le creux de la main qui l’a saisi
Après c’est l’hiver
Le froid peu à peu referme la colline les sentiers se vident
Le récit s’est défait le sens s’est troublé est resté enlisé la page ne se tissait plus seule l’araignée progressait dans les ruines du château englouti le royaume en exil désormais
Les mots demeurent mais personne pour les recueillir
Les mots reviennent à la terre rentrent sous la terre ne se cachent pas ne s’endorment pas n’oublient rien mais s’en vont ailleurs semblent mourir se décomposent s’en vont ailleurs mais où
Un murmure un chant un son d’insecte impossible phrasé d’un message inouï
Les mots gèlent en hiver le vin gouleyant dans la gorge de Rabelais ne suffit pas Kafka tapi au fond du souterrain essaie de briser la glace Ophélie muette sous le rire fou d’Hamlet sombre dans sa chevelure la mendiante s’éloigne et se fige en chemin elle crie sa peine elle hurle au loup sous les flocons mais personne
Les mots ensevelis dans un jardin écoutent l’enfant qui dit neige pour la première fois
Il suffirait de passer
S’il suffisait de passer
Ne te retourne pas
Viendra le temps de l’insolence
Je ne vivrai pas ici j’irai loin de vous loin d’eux loin de tous
Ne s’attacher à rien à personne
Sans risque d’aimer
Tu auras faim et froid
Tu seras chassée frappée au visage et les enfants cracheront sur toi
Tu imploreras ton retour tu te renieras tu demanderas pardon et les passants marcheront sur toi allongée par terre leurs pas sur ton corps livré au sol
C’est le vent qui te sauve toujours qui te pousse et les ciels sauvages sous le vent les couchers de soleil les nuages bas qui s’inclinent vers toi sur les trottoirs crasseux de la ville
Elle rôde autour des écoles regarde les enfants jouer dans la cour elle s’assied longtemps sur les parvis des églises tôt le matin se tient debout longtemps et rit toujours d’elle à elle-même elle longe les allées à la fin du marché ramasse les fleurs fanées
Elle guette des jours entiers elle guette un souvenir un visage qu’elle reconnait dans la foule son ami le cracheur de feu mais ce n’est pas lui ces cheveux saltimbanques la houppelande élégante du bonimenteur le teint gris pourtant
Certains soirs elle tourne autour de la grande fontaine sans se soucier des voitures qui tournent aussi autour de la rotonde sa main dérive dans l’eau froide qui fait frissonner ses paupières sont jaunes et nacrées les lumières tombent dans l’eau noire les pavés grandissent les visages trop blancs les lèvres trop rouges tout le monde est pressé de rentrer
C’est une ville d’eaux des platanes amis et la statue d’un roi magnanime oublié sous sa couronne de pierre elle cherche un abri en remontant les rues elle trouve la porte ouverte et le palier qui sauve en haut du talus avant le désert du périphérique
Arriver
Elle arriverait
Elle croit toujours reconnaître une silhouette un visage mais c’est le présent déguisé en passé qui revient mirage magie du désert nimbée de néant de nuit comme de jour la même vision tremblée comme nappe de chaleur sous soleil blanc comme nuit liquide sous lune nef
Propulsée hors de inlassablement revenue exaucée marchant de guingois glissant sur le verglas mais marchant au souffle lent du cœur en allé quand se ferme la porte toujours close s’arrêtant soudain s’arrêtant toujours devant la porte fermée
La tête haute toujours les larmes sous la peau le visage de marbre dans ses cheveux le long du corps silencieuse comme le sang battant dans le silence du sang
Elle rêve la mer le grand large
Enfermée dans la tour de pierre
Cloitrée entre les roses et les cyprès
Assignée à résidence dans l’immeuble traînant sur les coursives attendant l’ascenseur
Prostrée dans l’exil
De l’autre côté
Elle rêve la mer le grand large
Territoires de l’amer
Éclats marins de nuits aux sourires défunts illusions portuaires
Lèvres vermeilles réverbères violents
Mais toujours le visage levé vers les étoiles
Humant le ciel
Poursuivant la voix traquée poursuivant une voix et le vent guettant par le biais du jour regard voilé et logorrhée dans le vent s’élevant s’en allant poussée devant dans la voix vers la voix du dedans discours inaudible inouï les oiseaux de l’aube l’aucel de Cazal des incendies des éblouissements des transes visage avide révulsé
Enfantant le combat avec l’ange de sa voix cousue à vif cacher la cicatrice creuser les trous vasques d’eau tremblée de pluie imitant le chant psalmodiant
Détenue mal venue en transit revenue de tous les pays des rives les plus lointaines entravée arrachée emmurée évadée muette du premier cri au premier jour lame de lumière sous les cils transie de naissance rien n’apaisera ce froid que la mort peut-être
Elle reste sur les marches à l’entrée de l’immeuble
Elle tend la main implore fait mine d’implorer agite la tête droite gauche en tous sens sourit maligne se fige et ferme les yeux avec grimaces de la bouche frissons le long du cou
Elle boit au soleil
Quand l’ombre vient elle se lasse se lève vacille
Elle tombe se relève court s’essouffle
Se redresse hésite tressaille se tend
Pour s’envoler
Étreint l’air se déploie lève les bras
Lâche les bras hélices mortes
Se recueille s’accroupit s’agenouille
Implore qui le ciel l’autre qui la refuse
Embrasse la terre enfourche son cheval
Décolle enfin pour s’écraser
Plaquée au sol se rend
Rit et rit encore
Se relève et danse et danse longtemps
Jusqu’aux portes invisibles de la ville
Jusqu’à la fin de l’errance
Face à la mer qu’elle écoute
Jusqu’à ce que la couleur de la mer l’inonde
Il devait bien y avoir une mère une fois une mère quelque part une mère d’avant qui attend en silence une mère dont personne ne sait qu’elle est la mère cette femme si petite si fragile prête à se briser
Elle a gardé les mots dans un mouchoir elle a fait un nœud aux quatre coins serrés comme les commissures de ses lèvres
Elle l’a gardé tout ce temps pour le jour où
Elle ouvre le mouchoir
Je suis là avec tous mes paysages aubes et couchants fleuves et mers pluies et vents plaines et vallées dunes et forêts
J’ai marché si longtemps je te cherchais tu étais le chemin
Je suis arrivée Mère je t’ai retrouvée
Tu m’attendais
Il suffisait de pousser la porte au fond du jardin
Oser te nommer
Tu m’as reconnue
Christiane Guidoni
Juillet 2021
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