- LND 2023 - Avril
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
Aigle noir
Un matin, sept heures trente. Notre agence, perchée tout en haut du building de verre, sort de la brume comme un avion qui crève les nuages et découvre la piste où il va se poser, une tâche de gazon où est planté l'immeuble, totem de la grande tribu de l’homme moderne, œuvre d'art aux volutes translucides irisée des arcs-en-ciel de passage et des pinceaux laser qui le caressent.
Et moi, petit homme du ras du sol égaré dans les étages, je suis assis devant mon bureau, face à la fenêtre, dans le confortable, insonorisé et lumineux clapier où je suis employé et je regarde l'infini bleu qui me berce.
Je dis souvent à Daniel que nous sommes sur le toit du monde. Il marmonne je ne sais quoi et me tourne le dos. Instant figé où s’empilent dans ma tête des tas de petits riens qui font un souvenir : chuintement de la machine à café, carillons des téléphones, rires étouffés, grincement de porte et lui qui me tourne le dos. Un souvenir qui veut s’incruster. Je résiste. Daniel est mon ami.
Au début, les choses étaient claires, les routes tracées. À lui les comptes, les réceptions, les réunions, les invitations, les voyages, à moi l’imaginaire, la création. Chacun son rôle. Daniel est le patron, moi le directeur de la création. Un métier d'artiste : photographe, peintre, psychologue, voyeur, exhibitionniste, humoriste, visionnaire. Tout ça à la fois. Un métier solitaire. Capter l'instant, deviner ce qui va venir, décortiquer l'indicible, découvrir les attentes, les envies, comprendre le pourquoi des choses et créer le concept, le produit que tout le monde attend sans le savoir. Voilà mon job.
Et pendant qu’il téléphonait à la terre entière, que tournaient autour de lui les secrétaires comme des volées de moineaux, j'avançais sur les ailes du vent.
Les affaires marchaient. Et puis, comme un nuage venu du fond du ciel, un nouveau monde avait remplacé l'ancien. Exigeant du confort, des voyages, des sucreries et des fariboles. Un autre viendra, j'en suis sûr, et c'est à lui que je pense.
Daniel n'est pas de cet avis.
- Tu rêves, Joseph, tu n’es pas dans la réalité. Regarde ce que tu as sous les yeux. Creuse l’instant présent, enjolive-le, colorie-le, chante-le…
Les employés disent qu'il a raison. Peut-être. Moi, j'explore le monde de demain, j'invente la pub pour le monde à venir, je prépare l'adhésion à ce qui n'existe pas encore, l'exigence future de posséder ce qui sera dans un monde nouveau fait de milliers de choses nouvelles.
Daniel ne comprend pas. Moi-même, je me demande parfois ce qu'il se passe dans ma tête, de quelle pelote je tire le fil. Alors, je bois un coup. Et n'allez pas croire que mon cerveau est une vieille éponge imbibée d'alcool, que la folie m'habite… Non, je bois pour garder toute mon acuité. L'acuité, c'est un projecteur de marine qui rend le monde et les gens diaphanes, transparents... Un regard d'aigle qui fouille l'univers... À la vôtre !
Mon armoire est pleine de dossiers, il y en a même dessus, des pages empilées comme un nid d'aigle en haut d'un rocher... Mais chut...La pub du monde de demain dort dans mon armoire. Top secret. Comment j'ai conçu tout ça ? Le contre-pied, le surprenant qui ouvre les yeux et les cœurs, les musiques qui explosent les certitudes, les voix off qui semblent des murmures de ruisseaux, voilà mes outils. Et aussi en regardant au fond du ciel, du haut du building de verre. Mon regard s'est affiné... Je vois des choses lointaines et minuscules, je crois bien que c'est l'avenir qui stationne sur l'horizon avant de se jeter sur nous.
Et puis, de temps en temps, je bois un coup. Le bruit caoutchouteux de la porte du petit réfrigérateur qui s'ouvre, les bouteilles alignées sur les clayettes, ma main qui prend, le froid du verre, la buée, le décapsuleur, le liquide qui coule, brûle ma gorge, réchauffe mon corps et fait redémarrer ma vie. J'ai besoin de tout ça à la fois, le ciel bleu, l'infini, le rêve, l'alcool...
- Joseph, tu ne crées plus rien…
Daniel me ménage, mais il doute de moi.
- Tu as oublié ? Les cormorans englués dans le naphte qui parlent aux enfants pour que la pureté revienne, les femmes nues qui pleurent avec dans les yeux un petit mot qui clignote: VIH...VIH…Qui a eu l’idée de tout ça avant qu'arrivent ces catastrophes?
- C'est vrai, tu as eu de bonnes idées, Joseph, mais c'était avant.
Quand il dit ça, il soupire... Et moi, pendant qu’il se prélasse cinq étoiles jacuzzi, qu’il mène la belle vie en attendant que me vienne le scénario, le slogan, le clip ravageur d’envies, de tendresses, de peurs, je trace ma route. Je travaille la matière humaine comme le boulanger sa pâte, je cherche les failles inexplorées, les envies muettes, les haines tenaces, les jalousies infantiles, je découpe les Œdipes en petits morceaux de désirs, je mets tout à nu, en salves, en images arrêtées, en calques, en silhouettes, en kaléidoscopes, en papillotes, en escarbilles.
Vous vous demandez comment je peux maîtriser tous ces flux qui n'en finissent pas de tourner dans ma tête, rester lucide face à cet envahissement? Je réfléchis, seul dans mon bureau, seul avec le ciel bleu et ma bouteille.
L’alcool, c’est un tire-bouchon à idées. Quand il en fait sortir une de ma tête, ça fait un bruit de bouchon de champagne qui saute. Elle est là. La mettre en musique, c’est mon boulot. L’alcool, c’est mon facilitateur, mon remède, mon Lexomil, mon antidépresseur, mon souffle de vie, mon technicolor, mon avenir, mon soleil d’automne, mon ciel étoilé, ma jouissance, mon oublie-vie, mon oublie-con, mon pardonne tout. Avec lui je surfe sur la vie, la vie surfe en moi.
Des moments pareils, ça n'a pas de prix. Le reste suit. Le projet est vite prêt, Un scénario qui doit étonner et rassurer à la fois, des images qui prennent le client par la main et l’emmènent où il voudrait bien aller mais où tout seul il n'irait pas. Un voyage où l'enfant qu'il était accompagne l'homme moderne et fort qu'il rêve d'être. Attention, pas d'excès, il faut garder la distance entre ce qu'il est et les personnages. Pas d'Apollon, de madones érotiques, il doit s'identifier à des personnages qui lui ressemblent.
Après, c'est la routine. Toujours la même. Monotone. Le dressage des consommateurs. On balance dans l’audiovisuel un patchwork de milliers de micro instants, de micro sentiments, de micro sensations, de micro paysages. Une cinquième colonne d’acteurs, si petits, si fugaces qu’ils s’insinuent incognito dans les circuits de leurs cervelles… Et là, sous le chapiteau de cirque de la voute crânienne de chaque auditeur, la compagnie Alchimie donne une représentation. N'ayez crainte, venez tous, regardez vos vieux souvenirs qui dorment au fond des gradins, sur les banquettes de velours rouge poussiéreuses, ils tournent maintenant sur la piste avec les acteurs. Et regardez aussi vos certitudes, droites comme des I qui semblent le dernier carré d’une vieille troupe, elles dansent, et puis aussi vos sentiments endommagés assis au premier rang comme des infirmes ou des grands blessés sur les places réservées d’un bus, ils dansent aussi avec les autres. C'est le final, mesdames et messieurs, l'interprétation, l'adhésion au message, un pliage accordéon de femmes et d’hommes qui font une ronde type Matisse sous la voute crânienne en palpitant de désir…
Ils suivront mes conseils, ils n'ont plus le choix. Et d'abord, je bois un coup parce que ce que je vais leur dire, c'est d'abord une confession, ce que je pense du monde et de la vie. Je suis prêt. Mesdames et messieurs, la compagnie Alchimie vous remercie de votre présence, de votre participation à son spectacle. Vous avez compris qu'il s'agissait d'une publicité, mais ce n'était que le début, l'amorce, le prétexte pour attirer votre attention. Vous savez de quoi elle cause, cette pub ? De vous, de nous, pauvres humains, de l’insondable gouffre au bord duquel nous marchons, en nous demandant ce qu’il y a dedans et si nous finirons par y tomber. Scoop, nous y tomberons, c’est sûr, mais avant suivez la pub... Pub pour enjoliver la vie, pub pour exister, pub pour oublier, pub tout azimut… J'ai soif... Mon petit réfrigérateur est vide, désert des Tartares dans les clayettes, je suis perdu, la pub s’effiloche, le temps s'embrouille, heureusement, là-haut, sur l’armoire, il y a mon nid, ma vie d'altitude, de domination du ciel et de la terre, veuillez m'excuser un moment je vais y faire un tour.
- Les recettes diminuent, Joseph, les clients rechignent. Nous perdons des parts de marché. Nous manquons de projets sur les produits qui sortent. Serre la réalité de plus près, il me faut des projets Joseph, des recettes, des parts de marché !
J’essaye de lui expliquer :
- Les idées, ça naît quand ça veut au fond de la cervelle, des choses inertes qui sortent sans prévenir et puis s’en vont. Mon travail, c’est de les arrêter au passage, les apprivoiser, les moduler, les enjoliver, les organiser, mais pour en arriver là, il faut du temps.
Il ne me croit pas, il rigole, un rire un peu jaune, un peu sarcastique, un peu désespéré, un rire qui dit que quelque chose entre nous est en train de se casser… Daniel s’en fout de ce que je raconte, retour sur investissement et rien d’autre. Un jour, je dirai stop à ce pantin gestionnaire.
Tous les jours, il s’éloigne un peu plus. Ce désamour, je ne m’y fais pas, ça m’enlève les idées. J’augmente l’alcool, mais rien. Les bouchons de champagne ne sautent plus, Dans ma tête, c’est le silence des cimetières. Stand-by. Bye bye. Je n’aurais jamais cru en arriver là.
- Alors, Joseph, comment ça va ? Tu t’es mis à l’eau? Tu deviens raisonnable?
Il aurait pu me dire bonjour. Non, droit au but. Affection zéro, chaleur humaine zéro. Comment entamer un dialogue, parler de demain? Je fais comme lui, je réponds style morse:
- Non. je bois….Et c’est tout…
Dans ces yeux passe un nuage gris, avec derrière un vieux soleil qui essaye de chauffer le monde comme un Applimo déglingué.
-Tu n’as plus d’imagination, de créativité, plus rien… Tu ne peux pas continuer comme ça…
Il est désolé. C’est bien, le Daniel d’avant revient. Le nuage gris hésite un peu, le vieux soleil se retape... Continue, Daniel, on y retourne, dans notre amitié d’avant, tu te souviens les filles, les ballades en moto, les mondes qu'on refaisait… Vas-y, continue !
- Je te laisse quelques jours pour te reprendre. Quelques jours, pas plus !
Dans le fond, je me fous de ce qu’il pense. Je suis indifférent, imperturbable, aérien, hiératique. Un aigle qui regarde le grouillement servile autour de lui…Un aigle dans son nid, là-haut, sur l’armoire du bureau. Personne ne sait que j’ai un nid. J’ai mis des mois pour le construire, feuille par feuille.
Je me blottis dedans, les yeux mi-clos, il me semble que je ronronne comme un chat, mais non, c’est impossible, je suis un aigle. J’observe Daniel, sa petite horde… Et mes serres…Y en a qui se font les ongles, moi je me fais les serres… Serre après serre, une serre avec l’autre, sans bruit, j’aiguise, j’aiguise. Mes serres, c’est des poinçons de diamant qui scintillent sous les néons du bureau.
Tout à l'heure, je suis descendu du nid… Ils n’y ont vu que du bleu… Je ne vais pas épiloguer sur le bleu, mais le bleu, c’est ma couleur, l’azur infini, mon domaine.. Pas le leur…
Je suis assis devant mon bureau, j’ai replié mes ailes du mieux que j’ai pu pour me caser entre le dossier et les accoudoirs du fauteuil, j’ai rentré mes serres pour ne pas déchirer la moquette. Et j’ai bu un coup… Pour commencer la journée…
Daniel me regarde bizarrement. Je me recroqueville dans mes plumes, je brille, je suis tout lustré. Un mec alpaga, voilà de quoi j’ai l’air.
- Alors, Joseph, ces idées, ça vient quand ?
Une menace. « Le coup passa si près que le chapeau tomba et que le cheval fit un écart en arrière… Donne lui tout de même à boire, dit mon père ». Une citation de Victor Hugo qui me revient chaque fois… J’ai pas de père, pas de cheval, pas de chapeau…Mais j’ai soif… Je me dis : Joseph, pauvre Joseph, tu es un zéro, un gouffre à courants d’air, une bouffée de rien du tout… Mais non, trois fois non, je suis un aigle…Vite, un whisky, que je réfléchisse...
Il faut en finir. Trouver quelque chose d’original. Pourquoi pas un clip pour la lutte antialcoolique ? Marrant. Qui pourrait servir aussi pour une eau minérale, d’une pierre deux coups. En attendant, j’en bois un… Par exemple une eau qui pétille, une eau aérée des bulles d'une cascade, dans une bouteille en forme de rocher bleu délavé où se mélangent l'eau vivante et le ciel bleu. Un truc stupide, terre à terre, ça va lui plaire… Après, on verra.
L’air frais du matin entre par la fenêtre grand-ouverte. Les vols de martinets sifflent comme des frondes, les mouettes hurlent au-dessus des toits, les bruits de la ville escaladent les façades, une odeur de mazout, de grésil et de poussière tournicote. Je sirote mon whisky, il pleut, très peu, quelques gouttes perdues qui ne savent où se poser. Les nuages ont laissé un trou dans le ciel pour que le soleil Applimo puisse se montrer. Je le vois, un jaune d’œuf dégoulinant de pluie, une lueur blafarde d’auto en code, j’ai beau le fixer, aucune éruption solaire ne pointe sur sa surface. Applimo, mon vieux, tu es mal en point, comme moi, et vous les mouettes, pas la peine de hurler, votre tour viendra, un tour de quoi, j’en sais rien, avec vos yeux remplis de cruauté, vous êtes bien capables de vous en sortir, du merdier qui arrive.
Vous voulez que je vous dise, l’alcool ça branche directement sur la réalité du monde, le fond du problème. Et quand on y est, il aide à trouver des solutions. Je bois un coup, vite, vite, pour pas perdre le fil. Je le tiens, le fil. Deux secondes, je ferme la fenêtre de l’agence de merde où Daniel est le patron. Voilà, on y est : silence, odeur légère de désinfectant de chiot, de parfum d’ambiance pour le masquer, la clim fume la pipe et envoie des bouffées de chaud, murmures-gloussements de secrétaires au loin, elles sont en train de pondre un œuf, ou deux, oui, d’accord, mais après, il faut les couver et qu’on vienne pas m’emmerder, elles ont fait leurs œufs, elles les couvent et ce qui va en sortir, c’est le fruit de leurs entrailles. J’ai mal au ventre. C’est l’alcool. Il faut choisir. Si je bois j’ai mal au ventre, si je bois pas, j’ai mal au monde et à la vie et ça, c’est pire et inguérissable.
Bon, à propos du fil que j’ai pas perdu, écoutez un peu ça. Daniel ne le sait pas encore, mais mon affaire est bouclée, j’ai trouvé un scénario et un slogan. Un chouette slogan: « L’eau, c’est fort, l’eau c’est bien, l’eau c’est bon ». Avec ça, je vais faire une petite histoire, simple, efficace, percutante… Une histoire d’eau pour faire plaisir à mon directeur. Une pub pour une eau minérale. Celle qu’il voudra… Et après, je le saigne avec mes serres et je remonte dans mon nid… De là-haut, je regarderai tourner autour de son corps le ballet des inspecteurs, des techniciens de la police scientifique, des photographes, des médecins légistes. Je les entendrai dire: pas d’ennemi connu. On l’a surpris dans son travail. Aucune trace d’effraction. Un familier, probablement. Il faut chercher dans son entourage immédiat. À propos, inspecteur, vous avez vu cet énorme oiseau, sur l'armoire ? On dirait un aigle, un balbuzard ou quelque chose du genre. Laissez, sergent, tout le monde a le droit de vivre avec le volatile qu'il veut. D'accord, mais il est si grand !
On verra ça plus tard. Le scénario d’abord…Écoutez ça… Le premier plan, c’est un type, avachi dans son fauteuil. Profond, le fauteuil, en velours, posé sur un tapis et devant lui une télé super grand écran avec un film qui passe. La routine. Le type boit. Il est ivre...On voit une cascade qui gronde… Stop.
Deuxième plan… Je bois un coup pour l’amorcer…Travelling sur un campement d’indiens Cherokee. Des tepees, des squaw, des papoose circulent et au milieu des guerriers emplumés, complètement ivres. Ils se racontent le temps où ils étaient maîtres des grands prairies, où ils tuaient les bisons, où ils régnaient sur leurs terres. Autour du campement, une clôture avec un écriteau: « Réserve d'indiens. Ne pas pénétrer». Et derrière, on aperçoit la cavalerie du général Grant ou d’un autre général de l’époque qui les regarde et rigole… Le type du fauteuil, il continue à boire… Stop.
Ça veut dire quoi, ces deux plans? Personne n’y comprend rien… C’est gagné, j’ai réveillé les endormis qui regardent la télé. C’est ça la pub.
Et maintenant, le troisième plan. Le dernier, la synthèse, l’ancrage du message dans les cervelles, l’association d’idées, l’enfance, la réalité, la vie, le danger, la nature… Tout. Il y a tout dedans, mesdames et messieurs. Je balaie les imaginaires, le monde s’ouvre comme une fleur… Bon, calmons-nous…Les indiens suivent un sentier qui mène à une cascade. Ils sont toujours ivres, ils titubent, ils chantent, ils passent sous la cascade. On se dit: ils sont fous, noyés, disparus. Non… Ils sortent de l’autre côté, droits, sérieux, les plumes sèches, leurs yeux lancent des éclairs, ils chantent une chanson de guerre. De vrais indiens d’avant, quoi ! C’est pas fini. Ils retournent au campement, ils arrachent les clôtures, ils font fuir la cavalerie du général, les squaw et les papoose applaudissent. Au loin, on voit se pointer un immense troupeau de bisons qui couvre l’horizon… Fin… En surimpression sur la dernière image, on lit: « L’eau des cascades est plus forte que l’eau de feu». Et après: « L’eau, c’est fort, l’eau c’est bien, l’eau c’est bon »…
Et voilà l’affaire… Ficelé le produit, bouclé le clip, expédié le message : l’eau et rien d’autre… Terminés, apéro, digestifs, grands crus et vinasses….Qui c’est qui va dire maintenant qu’il faut virer le mec, qu’il est fini, cuit, foutu, desséché ? Hein ! Qui ?… Au fait, à propos de sécheresse et si je m’en versais un ?
Hier, il a lu mon scénario.
- Banal, Joseph, et trop long… Arrête d’abord de boire...
Il est extraordinaire. Il reste à la surface des choses, aucun humour, J’en ai assez, vraiment…
Je suis seul dans le bureau, dans mon nid, je pense, je réfléchis j’attends. Bientôt, il va arriver… Je bois un coup, je me dresse sur mes pattes et je déploie mes ailes. Envergure : deux mètres dix… Le bureau est trop petit, je fais tomber des paquets de dossiers, des bibelots s’écrasent sur les chaises, sur la petite table, roulent sur la moquette. Tout est en l’air, je me blottis dans mon nid… Le voilà, il pousse la porte :
- Oh ! mon dieu, qui a mis un bordel pareil ?
C’est moi ! Allez, Joseph, vas-y ! Je déploie mes ailes, je plonge vers cet homme que je hais, les serres tendues, je fond sur lui, je lui tombe dessus, je l’enveloppe de mes ailes qui n’en finissent pas, comme un enfant qu’on protège, mais c’est trop tard… Je l’aimais, maintenant c’est fini…Il se laisse faire, comme une poupée de tissus, mes serres se plantent dans sa veste, il se débat un peu.
- Mais enfin, Joseph, lâche-moi… Arrête, je te dis… Arrête…
Il m’appelle Joseph… Il n’a jamais vu un aigle ? Il a raison, j’arrête, je vais regagner mon nid…
- Joseph, maintenant ça suffit. Tu es viré. Sur le champ.
La fenêtre est ouverte… L’aigle est le roi du ciel. Mon domaine, c’est l’azur infini, les vents d’altitude, les simouns, les tornades. Je plonge, j’ouvre mes ailes. Dehors, il pleut, je plane, des paquets d’eau me giflent, j’ai rentré mes serres, pour aller plus vite, j’ouvre mon bec, je bois la pluie…« L’eau, c’est fort, l’eau c’est bien, l’eau c’est bon » … Je descends, je descends, je me cogne aux façades des tours de verre… Applimo est de sortie et se regarde dans les flaques d’eau. Il a besoin d’un bon maquillage pour avoir l’air d’un soleil et moi, je descends. Quelqu’un me chante une berceuse cherokee. Bientôt, j'arrive dans les grandes prairies...
Nous allons continuer de grandir, éloignée l’une de l’autre par ce quotidien qu’un jour nous ne passions qu’ensemble. Nous devrons aller au travail, faire des courses, nourrir nos enfants. Mais, comme aujourd’hui, je continuerai de t’appeler, pour rire simplement. Comme aujourd’hui, nous partirons à deux hors des vies bien rangées, pour vivre une belle épopée. Je ne sortirai pas mes fesses du grand train de notre amitié. On ne se perdra pas.
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