Quatrième de couverture
Alors qu’elle promeut volontiers l’image d’un territoire quasiment vierge entre mer et montagne, son soleil, la pureté de son air et de ses eaux, sa nature préservée, la Corse cache pourtant mal un profond malaise écologique. Déshéritée en matière d’infrastructures et de moyens publics, elle est à la recherche de solutions qui la mettraient à l’abri des dérives du développement qu’elle appelle par ailleurs de ses voeux.
Aujourd’hui, s’il est un domaine qui fait débat et pose avec une acuité particulière la question des choix politiques de technologie, de modes de gestion innovants, économiquement viables et écologiquement maitrisés, c’est bien celui des déchets. Incinérateurs, zones d’enfouissement, tri sélectif, fermetures de décharges municipales, multiplication des décharges sauvages, les questions posées à la société insulaire et plus directement aux politiques, aux collectivités et à l’État, sont régulièrement à la une de l’actualité.
Le présent essai est le fruit d’un premier travail en profondeur, effectué dans le cadre d’un rapport sur le traitement des déchets industriels en Corse, par deux économistes. Élargi ici aux déchets ménagers, il propose un diagnostic, peu flatteur, mais aussi des lignes de réflexion sur une possible gestion insulaire, et plus largement nationale, concernant l’économie générale du secteur. Une économie où les industriels du traitement proposent les solutions les plus « rentables » mais les moins écologiques et les plus aliénantes pour les générations à venir, et où les innovations ne peuvent venir que de la réflexion, de l’engagement et de l’audace des pouvoirs publics, au service de la communauté.
Cet ouvrage a pour ambition d’aider à « faire l’économie des déchets », au sens propre – si l’on peut dire – comme au sens figuré…
Extrait
Introduction : Les déchets, une préoccupation croissante
Les déchets ménagers, agricoles et industriels empoisonnent doublement la vie insulaire. Au sens propre, décharges sauvages, centres de traitement inadaptés et pollutions diverses liées à des activités de production et de consommation dégradent le milieu et détériorent la qualité d’un environnement naturel soumis à de fortes pressions. Au sens figuré, les infrastructures de gestion des déchets sont sources de conflits collectifs que les plans d’actions mis en place par la collectivité territoriale en charge du dossier depuis le début des années 2000 ne parviennent pas à apaiser.
Malgré les préoccupations écologiques qui émaillent les discours des divers élus de l’île et le nombre important d’associations en relation avec la protection de l’environnement la situation sur le front du traitement des déchets semble bloquée, faisant craindre un scénario « à l’italienne » où, faute de capacités de traitement appropriées, abandons et incinérations sauvages se multiplieraient. Au mieux, de nouveaux sites devraient être trouvés pour enfouir encore et toujours plus de déchets d’origine et de composition toujours plus variées et en mélanges, probablement, toujours plus toxiques. Les tonnages de déchets corses sont en effet en forte augmentation ces dernières décennies et la tendance ne semble pas près de s’inverser. Les projections officielles restent orientées à la hausse au moins jusqu’en 2014, voire 2030.
Comme ailleurs, la population accepte mal la mise en place de modes de traitement lourds (incinération, quais de transfert, centres de stockage). Comme ailleurs et comme pour d’autres sujets touchant à la santé publique (OGM, recherche sur le génome humain…) aussi, cette opposition est moquée par les techniciens du secteur et nombre de responsables politiques qui la qualifient d’ « irrationnelle » et de conservatrice. Est-ce à dire que les risques perçus par la population peuvent être balayés d’un revers de main ? La réponse est évidemment négative comme le montrent les résultats de certaines élections municipales qui se perdent ou se gagnent sur la base de projets collectifs attendus ou particulièrement honnis par les citoyens. Plus généralement, l’intensité des problèmes soulevés par les déchets, leur gestion et leur élimination dans les régions insulaires appelle des études poussées pour éviter que s’installe de manière structurelle mais non durable un mode d’élimination reposant sur les seules capacités de nettoyage offertes gratuitement par la nature. Elus, écologues, écologistes, société civile, groupes industriels sont rarement à cours d’idées. Au contraire, chacun pense détenir la meilleure pour la collectivité sans que celle-ci, entité fictive, parvienne à identifier la solution optimale à appliquer.
Sur tous ces points, la Corse ne fait certainement pas exception dans le paysage. En France, des points noirs en matière de gestion des déchets font régulièrement la une de l’actualité et à l’instar de la désormais célèbre décharge à ciel ouvert d’Entressen-Marseille s’invitent dans les campagnes électorales. Les petits territoires insulaires n’échappent pas à ce problème non plus et la plupart se trouvent même dans une situation davantage dégradée que la Corse ; c’est le cas par exemple de la Guadeloupe ou de la Réunion sans parler des îles du Pacifique dont 98% des eaux usées sont directement rejetées dans l’océan. Le bassin méditerranéen est également en proie à des pressions terribles ; la situation de la région de Naples et les décharges donnant directement sur la mer de la rive sud en constituent de tragiques illustrations. Grâce aux progrès réalisés en Corse ces dernières années, l’île est certainement mieux lotie que la plupart des autres régions méditerranéennes caractérisées par d’importantes quantités de déchets non traitées et des décharges « en bord de mer » mentionnées dans les documents du Plan Bleu. Dès lors, l’analyse de la gestion des déchets du territoire corse recoupe inévitablement de nombreux travaux menés au niveau national ou à l’échelle d’autres régions et départements. Les difficultés à gérer de façon satisfaisante les déchets émis, tant sur le plan de la santé publique et qu’en matière de maîtrise des coûts financiers, se trouvent renforcées par les spécificités économiques d’un territoire dont le mal développement a été maintes fois analysé et dont les indicateurs autres que purement économiques ne sont pas particulièrement encourageants selon les statistiques officielles.
Ce livre est le résultat d’une année de travail (2007) menée par deux économistes (CNRS-Ecole Normale Supérieure de Cachan) sur les possibilités de traitement et valorisation des déchets industriels sur l’île. L’analyse ici proposée est élargie aux déchets ménagers, ce qui pose d’autant moins de difficultés qu’une très forte proportion de déchets industriels banals (DIB ci-dessous) [8] est collectée en mélange avec les déchets ménagers.
Cet ouvrage livre une analyse du secteur des déchets en Corse, au moment où des choix publics cruciaux en matière de traitement et élimination doivent être réalisés. Nous présentons dans un premier temps les principales contraintes que connaît la société corse en termes d’émission et de gestion de déchets. Une analyse économique du fonctionnement de la filière déchets nous permet de mettre à jour d’importants disfonctionnements qui ne pourraient que se renforcer si les investissements publics massifs prévus pour ces prochaines années étaient réalisés sans plus de précautions. In fine, cet état des lieux est prolongé par des perspectives plus opératoires qui débouchent sur des considérations de politique publique. Mais avant d’aller plus loin dans la présentation de la situation locale et des solutions praticables, un petit retour sur l’histoire des déchets et la construction par le droit d’une catégorie longtemps inconnue ou ignorée mérite d’être réalisée.
Chapitre 1
Les déchets, domaine d’application de l’économie publique et de l’économie de l’environnement. Le monde naturel ne connaît pas de déchets, mais des détritus, cadavres, déjections (Maystre, 1995). Le déchet est une invention humaine qui en tant que catégorie économique et juridique naît à la fin du 19ème siècle. Auparavant on parle plutôt de boue, d’immondices, etc. et de nombreux spécialistes de la question aiment à rappeler que l’introduction des poubelles à la fin du XIX° a soulevé une très forte résistance des chiffonniers qui ne considéraient justement pas les ordures comme des déchets. Il faut d’ailleurs attendre les années 1880 pour voir le terme « déchets » apparaître dans la terminologie des annuaires statistiques.
La composition des déchets a également largement changé au cours du temps (voir Barles 2005). Au départ en milieu urbain il y avait essentiellement les productions des rues : déchets ménagers, mais aussi une grande proportion de boues et crottin du fait des bêtes pour les voitures à cheval ainsi que des poussières (usure des pierres, du bois, etc.). L’évolution des asphaltes a contribué à changer la composition des déchets. Ainsi, dans les décrets Poubelle de 1884-85, étaient exclus les gravats industriels que la ville de Paris ne voulait pas gérer, à la différence des déchets des espaces verts et espaces publics.
Comment est-on passé du rebut au déchet ? Comment, de problème individuel, le déchet s’est-il transformé en problème collectif ?
Pour répondre à ces questions, on présentera les grandes lignes de la définition de l’objet « déchet », du cadre juridique en vigueur et de l’organisation générale du secteur, avant d’insister sur la manière dont les autorités locales ont pris en charge ce dossier.
Traitements des déchets : éléments de présentation générale. Il faut s’y résigner : alors que le « dossier déchet » est source de tensions politiques et sociales importantes sur tout le territoire national, la recherche d’une définition simple et consensuelle du terme s’avère parfaitement vaine. Car au-delà des définitions courantes du type « débris, reste sans valeur de quelque chose » (Petit Larousse, 1990) qui se limitent à retenir le caractère résiduel de la matière considérée, la notion de déchet est loin d’être générale.
De nombreux textes (Directives européennes, lois, décrets, circulaires, etc.) régissent les déchets en France et en Europe. Tous les pays n’ont pas la même définition ni la même réglementation, mais il existe un cadre commun. La Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontaliers de déchets dangereux définit les déchets comme les « substances ou objets qu’on élimine, qu’on a l’intention d’éliminer ou qu’on est tenu d’éliminer en vertu des dispositions du droit national ». L’Union européenne en donne une définition similaire : « toute substance ou tout objet [...], dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire » (Directive du 5 avril 2006 relative aux déchets). Le droit français l’exprime dans des termes quasi identiques (Code de l’environnement, art. L-541-1).
Les principes de l’Europe en matière de déchets reprennent et appliquent ceux des grands Traités (Acte Unique, Maastricht…). Comme dans les autres domaines, ils valorisent l’initiative privée et le jeu du marché ce qui les conduit à privilégier :
• La prévention de la pollution
• Le respect du principe du pollueur-payeur
• La valorisation des déchets
• L’optimisation de l’élimination finale
• Le transport sécurisé des déchets dangereux
• Le traitement des déchets dans les centres les plus proches
En France, la loi fondatrice est celle du 15 juillet 1975 qui retient pour le déchet une notion assez large portant en grande partie sur la destination du produit. On la retrouve dans l’article L. 541-1 du Code de l’environnement : « Est un déchet tout résidu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance, matériau, produit ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon ». Cette définition s’entend quelle que soit la valeur marchande du déchet, qui peut varier selon l’époque, l’endroit et l’individu.
Cette loi a été complétée et modifiée à de nombreuses reprises, pour y apporter des précisions. Une des évolutions majeures est l’obligation de ne plus enfouir en centre de stockage (anciennement « décharge ») que les déchets dits « ultimes » à compter du 1er juillet 2002. Ces déchets ultimes sont « les déchets résultants ou non du traitement d’un déchet qui ne sont plus susceptibles d’être traités dans les conditions techniques et économiques du moment, notamment par extraction de la part valorisable ou par la réduction de leur caractère dangereux ».
En dépit des variantes, un élément persiste. L’état de déchet s’accompagne d’une absence de valeur. Cette référence nous plonge immédiatement dans un vocabulaire économique et, de fait, l’analyse économique des déchets s’est révélée particulièrement féconde ces dernières années.
L’analyse économique : du déchet à la ressource ?
Selon l’approche économique standard, le prix d’une marchandise quelconque synthétise sa rareté et son utilité. Un prix est généralement positif : demande de voitures d’une part, conditions de production d’une marchandise complexe d’autre part, conduisent à l’établissement d’un prix, pour les véhicules neufs, de plusieurs milliers d’euros. Mais l’analyse économique n’a pas de difficulté non plus à envisager l’existence de prix nuls qui, en général, correspondent à la disparition du marché du bien considéré. Un marché qui ne révèle plus aucune utilité pour la marchandise concernée, conduit à l’effondrement de son prix, théoriquement jusqu’à zéro, ce qui entraîne son retrait. L’absence de rareté est également constatée dans le cas des biens dit « libres », qui ne sont pas produits par l’activité humaine, comme l’air respirable, sauf situation particulière.
L’analyse économique de l’émission de déchets oblige à considérer des marchandises à prix négatif ce qui est une aberration aux yeux de la plupart des économistes. Pourtant, les produits dits « déchets » et « autres polluants » sont des productions fatales, non désirées, de l’activité de production ou consommation d’un agent économique dont il devra payer les services d’enlèvement, recyclage, élimination (Bertolini 2005). L’obligation de payer ce service favorise le développement d’une filière d’activités économiques spécialisées, regroupées dans les secteurs « gestion et traitement des déchets ». Ce « prix négatif » pour cette marchandise particulière se traduit par le fait que, à la différence des marchandises « classiques » (biens intermédiaires, biens capitaux), les flux physiques et les flux monétaires vont dans le même sens : l’agent économique paye pour la cession d’un produit. Dans un système de coût où la responsabilité de l’émetteur de déchets est engagée, la prise en charge du coût d’enlèvement et de traitement viendra, toute chose égale par ailleurs, réduire la production de la marchandise principale de façon à limiter l’émission de déchets coûteux que celle-ci occasionne. L’approche économique défend ainsi la construction de systèmes de prix extrêmement incitatifs comme moyen prioritaire de limitation de l’émission de déchets. Cette analyse est connue sous le nom de « principe du pollueur payeur » ou de « responsabilité élargie des entreprises » (notamment mise en avant par les travaux de l’OCDE). Les règles de financement des activités de collecte et traitement des déchets sont donc fondamentales. Selon de nombreux auteurs le système français de financement de ces activités privilégiant majoritairement une certaine mutualisation des coûts inciterait faiblement à une réduction individuelle des déchets émis.
L’existence de coût supporté par les agents économiques pour la collecte et le traitement de leurs déchets est la conséquence de la construction d’un cadre juridique et réglementaire, ainsi que de la mise en œuvre de moyens de contrôle et de sanction appropriés. La construction juridique de la notion de déchet apparaît donc fondamentale puisque c’est elle qui détermine quels déchets, dans quelles conditions, et éventuellement avec quelles modalités de traitement, déclencheront l’organisation d’une filière productive dédiée. Une absence totale de réglementation conduit à une absence de déchets au sens économique (valeur nulle, décharge ou incinération sauvage). A contrario de nouvelles contraintes législatives et réglementaires génèrent de nouvelles activités comme, par exemple, l’obligation de collecte sélective des Déchets d’Equipements Electriques et Electroniques, auparavant collectés en mélange.
De fait, l’élaboration d’un cadre réglementaire de plus en plus contraignant a conduit au développement d’une filière de collecte et traitement de déchets industriels et ménagers, c’est-à-dire des activités spécialisées de collecte, traitement, recyclage, élimination. La question qui se pose au sein de la filière est la suivante : la valeur d’échange dans le circuit économique traditionnel d’une matière transformée, recyclable, couvre-t-elle le coût du traitement technique nécessaire ? En cas de réponse négative, la matière fait l’objet d’un processus « définitif » d’élimination. En cas de réponse positive, la filière de traitement recycle avantageusement la matière transformée en une « matière secondaire », par opposition aux matières premières (non ou faiblement transformées).