Extrait
Le sorcier ajaccien
Ziu Féli, di u Castellu, du quartier de la citadelle, traversa d’un pas las le carrefour du Diamant à l’instant où l’horloge de la caserne Saint-François sonnait minuit. Pensif, comme accablé par quelque mystérieux fardeau, il s’assit sur les marches de la fontaine. Des gens qui sortaient du théâtre Saint-Gabriel, se signèrent précipitamment à sa vue et changèrent de direction en chuchotant anxieusement:« Ziu Féli hè in caccia, il bat les rues... ah, mon Dieu, c’est certain, un événement tragique se prépare, vite, passons notre chemin. »
Sur son siège de pierres, Ziu Feli gémissait sur son sort : «Tintu di me, so u strumentu di Diu, so a cosa di a morte. Pauvre de moi qui suis l’instrument du destin. » Il soupirait : «J’ai en moi une puissance surhumaine, mystérieuse qui me pousse irrésistiblement certaines nuits sans lune comme celle-ci, je ne sais où. Je marche, je marche, poussé par la fatalité. Au terme de ma course, j’assiste à un spectacle affreux qui torture mon âme et gâche ma vie. Que m’arrive-t-il ? Pourquoi moi ? Je ne comprends pas... Je suis pourtant croyant, bon’ cristianu. Je ne fait de mal à personne. J’ai foi en Dieu. Je travaille toute la journée à la sueur de mon front pour quelques baiocche afin de faire vivre honnêtement les miens. Non, non, je ne mérite pas mon sort... Certains soirs quand je me couche harassé de fatigue, je ne peux prendre un instant de repos… Le mal s’empare de mon âme et je dois me lever, sortir de ma maison pour errer à travers les carrughje, les rues sombres, les strette, les sentiers caillouteux, le port silencieux, sans savoir où je vais, sans savoir pourquoi. Mon âme désespérée, envahie par l’au-delà, se plie malgré elle à une force fatale, inconnue qui s’en empare. À la cantine, mes amis m’ignorent depuis que je suis maudit. Ma femme en proie à la peur, incapable de me retenir à la maison, pleure sur mon sort. Mes enfants me craignent. Sur mon passage, les animaux s’enfuient, les chiens aboient, les arbres frémissent, les gens se signent et se détournent. »
Après un bref moment, se tenant la tête à deux mains, il ajouta plaintivement : «Maladettu, maladettu, je suis maudit, maudit... »
S’énervant soudain, il leva un poing révolté vers le ciel : «Cristu santu saraghju natu ancu tanti piccati addosso. Parchì ? » Sa colère tombée, il sanglota : «O Signore, parchì mi castighetti cusi ? parchì so divintatu u servu di a morte ? Sta sera l’acqua di e funtane mi tiranu come u mele a l’api…, Ô mon Dieu, pourquoi m’accablez-vous ? Pourquoi ce soir suis-je attiré par l’eau des fontaines ? Ô Christ, suis-je si grand pécheur pour mériter cela ? Pourquoi ai je été choisi pour accomplir la funeste mission de la mort ? Ô Seigneur pourquoi me punissez-Vous ? »
Ziu Féli se leva péniblement. Après s’être désaltéré à longs traits d’eau fraîche, il reprit sa marche errante. U Sgiò merre Francesco Braccini sortait du Roi Jérôme où une partie de cartes acharnée l’avait opposé au Sgiò Figlié. Homme de bon sens, il n’avait pas peur du sorcier qu’il aperçut dans la nuit noire. Après avoir fait un signe de croix, il s’approcha de lui et posa amicalement la main sur son épaule : « Qu’y a-t-il Félix, sè in caccia ? Dimmi, que puis-je pour toi ? »
Le mazzeru, réconforté par cette chaude humanité, confia le secret gravissime qui l’oppressait. Il ôta respectueusement sa baretta de son crane et il confia :
« Je suis épouvanté, o Sgiò merre, par une vision qui me bouleverse. Ce soir, la force inconnue qui me commande m’a mené sur la route calme et déserte du Cannicciu, jusqu’à la fontaine où les morts viennent prendre le frais les nuits chaudes d’été. Je me délectais de cet instant de paix totale, quand une hallucination s’imposa à mon esprit. Une jeune fille radieuse, presque une enfant encore, penchée sur le filet d’eau qui coulait en chantant du roc rose, donnait à boire à un petit garçon. La scène ravissante rassérénait mon âme. Comme je regardais du haut de la route, l’enfant leva les yeux et me vit. Perdant l’équilibre, il tomba sur les pierres gluantes et moussues qui entourent la fontaine. Sa sœur, impuissante, horrifiée, hurlait. Le petit glissa si violemment qu’il se brisa la nuque. J’entends encore le bruit de sa chute, alors, alors... Ô mon Dieu... o Sgiò merre... alors, alors, la jeune fille, folle de douleur, se précipita sur moi pour m’étrangler. En me débattant pour me dégager, je finis par la maîtriser, mais je m’aperçus avec terreur que je tenais dans mes bras un cadavre qui avait sur le front un trou sanglant. La vision s’évanouit et je restais là, sans réaction, désespéré.
Qu’ai-je fait ? Oh, qu’ai-je fait ? Sans le vouloir, j’ai tué en rêve deux innocents et à présent, je sais que dans la réalité, ils n’ont plus guère de temps à vivre. Je sais que la mort va les prendre et je ne puis rien faire ! O Sgiò merre, quand ils sont tombés, ces pauvres enfants, je les ai reconnus. Ils sont de mon quartier… »
Monsieur Braccini baissa la tête. Rien ne pouvait empêcher la tragique vision du mazzeru de se réaliser. Il ne demanda pas les noms des victimes. Serrant tristement la main de l’homme maudit, il s’empressa de rentrer chez lui, ému de compassion, inquiet à propos de l’inévitable drame qui endeuillerait bientôt la ville impériale dont il était le premier magistrat.
Quelques jours plus tard, comme il montait d’un pas tranquille la rue dite « a stretta di u Pighjolu » qui joint le Bittò à la rue Fesch, il rencontra un groupe de femmes à la recherche des deux enfants du pauvre pêcheur u pesci porcu Frischettu. Il s’agissait d’une ravissante adolescente de quatorze ans et de son petit frère âgé de cinq ans à peine. Ils étaient allés ramasser des arapèdes, sur les rochers qui affleurent la mer le long de la promenade menant au cimetière du Cannicciu. C’était une pêche coutumière et une partie de plaisir, réservée aux jeunes qui se faisaient ainsi un peu d’argent. Les deux enfants n’étaient point rentrés. Vu l’heure tardive, on se faisait du souci.
U Sgiò Braccini dit simplement :
« Ziu Felì... » On alla le chercher. La foule suivit le mazzeru en silence, inquiète, recueillie. Felì, pâle et muet, marcha longtemps. Il s’arrêta devant la fontaine qui coule sous la plage des Sette chjappele et descendit sur le bord de mer. Les rochers à fleur d’eau luisaient au soleil, couverts de mousse jaunâtre sur laquelle adhéraient de larges arapèdes bleues. Entre deux rochers et deux eaux limpides, gisaient les corps des enfants, caressés par de douces vagues. La chevelure brune de Marinella flottait parmi les algues vertes. En haut sur la route, les gens suivaient anxieusement les étapes de la macabre découverte. Des hurlements montèrent. Des sanglots brisèrent la quiétude du lieu. On s’abstint de parler au mazzeru, responsable de cette affreuse tragédie. Il resta à l’écart, l’échine courbée, humble, résigné. Une fois les corps sortis de l’onde et installés sur une charrette, on s’aperçut avec soulagement qu’il avait disparu. En arrivant à la maison mortuaire, le cortège funèbre tressaillit. Le mazzeru l’attendait sur le seuil. Par quelle magie s’était-il déplacé ce maudit, cette créature du diable ? Par quelle sorcellerie avait-il accompli le long trajet en un clin d’œil ? Sentant la foule hostile, ziu Felì s’éclipsa. Où alla-t-il ? Mystère... Jamais on ne le revit...