Pierre Lieutaud - Les grands arbres

Sous la forme d’un conte, Pierre Lieutaud nous emmène dans un monde où les arbres murmurent aux humains…

 

  

Les grands arbres

 

 

 

1

 

Il était une fois une île au milieu de la mer,

petite et ronde, recouverte d’une grande forêt

qui grimpait jusqu’en haut de la plus haute montagne

et descendait presque au bord de la mer.

Là vivait à l’ombre des grands arbres

un petit monde paisible et heureux.

Hommes, femmes et enfants,

dans leurs maisons de bois,

pinsons, rossignols, rouges-gorges sur les branches,

cailles, huppes et perdreaux dans les prairies,

hiboux, hulottes et piverts dans les trous des vieux arbres

et tous les autres animaux, lapins, écureuils, musaraignes,

belettes, tortues et hérissons,

dans les sous-bois, les terriers et les buissons,

tous passaient en harmonie leur temps de vie sur terre…

 

2

 

Les hommes piochaient la terre des clairières,

les femmes étendaient le linge sur les buissons,

cuisinaient des soupes odorantes sur de petits feux,

les vieux racontaient le passé aux enfants :

« Quand nous étions petits, l’arbre que vous voyez

sortait à peine de terre.

Maintenant, il touche le ciel, nous sommes vieux et lui aussi. »

Les branches des arbres étaient si longues

qu’elles traînaient dans la mousse.

Leurs racines serpentaient si loin

qu’elles se mêlaient à celles de tous les arbres de la forêt

qui pouvaient ainsi se parler du fond de la terre.

 

3

 

Et c’était nuit et jour un grand conciliabule

entre les vieux chênes centenaires, les pommiers,

les cerisiers, les bouquets d’aulnes

et même les petits buissons

qui voulaient tout savoir des dangers du monde

et des vieux souvenirs de la forêt primaire depuis longtemps disparue…

Attention, disait un arbrisseau de la lisière de la forêt,

un troupeau de chèvres monte du rivage, il arrache nos feuilles…

Alors, ordre était donné à tous de faire circuler dans leur sève

un goût de feuille si désagréable que les chèvres

épargnaient les feuillages.

Attention, disait un aulne des sous-bois, mes feuilles jaunissent,

se dessèchent, je suis malade, protégez-vous.

Alors, les arbres les plus vieux, qui avaient le savoir,

faisaient circuler dans le chevelu souterrain

qui parcourait l’île entière, quelques gouttes de leur potion magique

qui allait son chemin dans toutes les racines

et la maladie s’arrêtait aussitôt.

Attention, disait un chêne aux branches si hautes

qu’il voyait les grands lointains,

une tempête arrive qui peut casser nos branches et nous déraciner…

Alors, pour résister au vent, les petites branches se serraient,

les feuilles s’enroulaient, les extrémités des racines se tordaient

en petits hameçons pour mieux s’accrocher au sol…

 

4

 

En ces temps-là, le climat changeait et rien n’était plus comme avant.

Les vents violents qui soufflaient sur l’île

avaient remplacé la brise parfumée

aux senteurs des sous-bois qui berçait les enfants.

Leur souffle passait entre les branches,

résonnait dans les maisons, secouait les toitures.

Alors on entendait partout dans la forêt

des craquements, des crépitements, des grincements,

des bruits mystérieux, lugubres et inquiétants,

qui terrorisaient les animaux, les enfants et les grands.

 

5

 

« Ce ne sont pas des arbres,

mais une armée de sorciers maléfiques, disaient les gens.

Regardez ! Vous croyez que ce sont leurs racines ?

Ce sont leurs pieds tordus et pointus qui s’accrochent au sol…

Regardez ! Vous croyez que ce sont leurs branches ?

Ce sont leurs mains, fines et noires et leurs doigts

qui raclent l’herbe et la terre.

Regardez ! Vous croyez qu’ils sont fixés au sol, qu’ils ne bougent pas ?

Ils descendent lentement de la montagne, leurs grands pieds avancent,

leurs mains s’accrochent aux rochers, aux mottes de terre !

Écoutez ! Ce que vous entendez, ce n’est pas le souffle du vent

dans les branches, c’est la voix menaçante des sorciers !

Vite… Sauvons-nous ! »

 

 6

 

Ils ont quitté leurs maisons en emportant

ce qu’il restait dans les garde-mangers,

quelques couvertures, le portrait des ancêtres et des petits sachets

avec dedans leurs graines de blé, de tomate et de haricot.

Les hommes devant, les pioches sur le dos,

les femmes derrière, leurs enfants dans les bras,

les vieux appuyés sur des cannes, qui récitaient des prières.

La caravane des fugitifs,

est descendue sur le rivage, loin des sorciers maléfiques,

loin des arbres de la forêt,

avec qui ils avaient si longtemps vécu.

Les oiseaux ont quitté leurs nids.

Les chats, les chiens et tous les animaux sauvages,

qui se disaient que si les hommes fuyaient,

ils devaient faire pareil

se sont enfuis eux aussi.

 

7

 

Les hommes ont construit des maisons tout au bord de l’eau,

sur les plages et les rochers du rivage,

le plus loin possible des arbres,

avec de grands feux allumés nuit et jour

entre la forêt et leurs maisons

pour surveiller la marche des sorciers maléfiques.

Ils regardaient les nids

que les oiseaux avaient faits

sous les toits de leurs nouvelles maisons

avec au fond du cœur la nostalgie de leur vie passée

et l’espoir de retourner un jour où ils avaient été heureux.

 

8

 

Un grand silence régnait dans la forêt.

Et dans les racines, sous la terre,

les arbres s’envoyaient des messages :

« Que s’est-il passé ?

Pourquoi sont-ils partis ?

Qu’allons-nous faire, sans les hommes ?

Qu’allons-nous devenir ? »

Ce que voulaient les arbres, c’était parler aux hommes…

Des vivants comme eux, presque des semblables,

leur raconter leurs vies, leurs tourments,

le rôle qu’ils jouaient pour eux sur la terre.

C’était un grand désespoir dans la forêt.

Les arbres pleuraient, sur leurs troncs coulaient les larmes

qui se figeaient en gomme claire,

leurs branches se courbaient

comme si régnait une grande sécheresse.

En haut de la montagne, le roi des arbres

regardait la mer immense autour de l’île,

le ciel de nuit et les étoiles

et il se demandait comment parler aux hommes.

 

9

 

Le temps passa.

Les enfants jouaient sur la plage,

leurs parents cultivaient la terre autour des maisons,

les oiseaux tournaient autour des toits,

leurs nids de brindilles et de petites plumes

se remplissaient de petits œufs mouchetés et d’oisillons.

Plus loin brûlaient les grands feux.

Et plus loin encore se dressait la forêt sans oiseaux.

 

10

 

Un jour, l’homme le plus vieux du village,

le sage écouté de tous,

réunit tout le monde sur la place,

les enfants, les parents,

les vieux qui ne sortaient jamais des maisons

et qui étaient tout blancs et desséchés.

Il y avait même les chats et les chiens,

assis en rond au soleil.

Il leur dit :

« Voilà, j’ai bien réfléchi.

Je regarde les arbres depuis des années,

je suis sûr qu’ils n’ont pas bougé.

Tout est pareil qu’avant.

Sur le tapis de feuilles mortes,

au pied de leurs troncs, poussent au printemps

les narcisses, en été les violettes,

et en automne les cyclamens accompagnent les champignons.

Nous pouvons retourner chez nous. »

 

11

 

Il s’est levé le premier et tout le village l’a suivi.

Il a éteint les grands feux, ils sont passés entre les braises

et ils sont arrivés au pied des premiers arbres.

« Allez, en avant, piochez les clairières, semez les graines,

creusez de petits ruisseaux pour capter l’eau de la montagne

et arroser nos plantations.

Réparons nos maisons envahies de lierres et de liserons. »

Ils écoutèrent le vieil homme, mais ils n’étaient pas rassurés.

En passant sous les branches des premiers arbres,

ils chantaient pour se donner du courage en lui disant :

« Grand-père, cette ombre menaçante,

tu es sûr que c’est leur feuillage ? »

 

 12

 

Aucun bruit ne venait de la forêt.

Depuis toutes ces années,

les arbres avaient longtemps écouté

les bruits des hommes et leurs voix qui résonnaient

en faisant vibrer doucement la terre,

le rire clair des enfants,

le crissement de leurs pas sur le sable,

les vieilles qui chantaient des berceuses,

les paysans qui labouraient la terre,

les femmes qui battaient le linge,

les vieux qui racontaient le passé

et ils avaient appris le langage des hommes.

Alors, le son d’une grosse voix s’éleva dans la forêt.

Le roi des arbres, le grand chêne centenaire, parlait.

Les mots des hommes qu’il prononçait,

c’était le souffle du vent qu’il modulait

dans les feuilles de ses branches

qui tintaient avec des petits sons

clairs comme des notes de piano,

dans les vieux nids abandonnés

où la brise sifflait comme une flûte

dans les mousses et les lichens

et dans les longues squames de sa vieille écorce

qui tapaient sur son tronc comme des cymbales…

 

13

 

« Écoutez-moi, hommes, oiseaux et animaux qui peuplez la forêt.

N’ayez pas peur de nous,

nous ne sommes pas des sorciers maléfiques,

mais vos amis, et nous sommes tristes…

Nos longues racines, c’est pour chercher l’eau,

nos longues branches, c’est pour chercher le soleil,

et quand le vent souffle, ce que vous entendez,

ce sont nos branches qui craquent,

nos feuilles sèches qui crépitent, nos troncs qui se tordent.

Retournez dans vos clairières, revenez dans vos maisons,

creusez des rigoles entre nos racines,

ouvrez des sentiers entre nos troncs.

Nous serons plus beaux, plus grands,

des fleurs pousseront à nos pieds, des fruits à nos branches…

Et puis, dites aux oiseaux de revenir.

14

 

– Grand-père avait raison, grand-père avait raison ! criaient les enfants.

– Nous ne risquons rien, retournons chez nous !

Et quand soufflera la tempête,

nous saurons que ce n’est que le vent… »

Ils retournèrent chez eux,

dans leur vieux pays, leur coin de paradis

où le goût des sources était sans pareil,

où attendaient leurs vieilles maisons

qu’ils consolidèrent pour résister aux tempêtes.

Et quand le vent se levait, que montaient dans la nuit

les craquements, les crépitements, les grincements,

ils se racontaient au coin du feu

l’histoire des arbres de leur forêt

et dans leurs yeux luisaient toutes les étoiles du ciel…

 

 

 

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