Elisabeth Andreani - L'étrangère

Que vaut une vie, lorsqu’elle ne se trouve pas sur « le bon sol » ? Cette fiction bien trop criante de vérité est le fruit du travail d’Élisabeth Andreani.

 

 

L’étrangère

  

Elle se nomme… non, qu’importe, il n’est pas besoin que vous sachiez, elle n’est pas d’ici, ni son nom ni son prénom ne vous apprendraient rien… ils sont d’une autre terre, très loin… Seul son visage peut-être, avec son ovale d’ange, ses traits fins de si jeune femme, sa peau très mate, seul son visage dit un peu d’elle, par la façon dont ses yeux le font vivre… Son regard ne cache rien. Il s’anime aux émotions de l’instant, pétille, brille, sourit, caresse ou se moque, parfois s’enflamme de colère et se révolte, et quand elle s’abandonne à des pensées dont vous ne saurez rien, soudain, se voile, se teinte de cendre, et bascule… Ailleurs. Là où s’est nouée la tragédie. Hier aujourd’hui demain. Son regard livre alors un savoir aussi vieux que le monde, universel, celui du malheur qui d’un coup brise tout.

Peut-être par la force de l’enfance qu’elle vient à peine de quitter, elle apprend à une vitesse stupéfiante tout ce qui est indispensable à sa survie. Six mois à peine dans le pays, et elle parle déjà un peu français, s’habille autrement, se comporte de façon plus policée, elle qui vient d’une culture où l’on pleure, rit et crie sans filtre, obéit docile aux « fais comme ci fais comme ça » implicites, tente de passer inaperçue. Mais de même que ses yeux parlent, parfois, son corps, lui aussi, son corps si menu raconte à son insu, se crispe, se raidit, se ramasse comme pour se cacher en lui-même dans l’abri de ses bras maigres, sursaute violemment quand on frappe à la porte et qu’elle n’attend personne. Dans son pays en proie à la guerre civile, c’est jusque dans les maisons, dans sa maison !, que l’on se faisait agresser, violer, tabasser… torturer. Son corps demeure toujours sur le qui-vive.

Un jour, remplissant de Kleenex la corbeille à papiers d’un fonctionnaire de préfecture, elle fit chanceler son interlocuteur. Difficile de ne pas être ému de tant de force et de vulnérabilité. Elle a le don de se faire aimer, disent ceux qui l’ont rencontrée. Mais les consignes sont des ordres, et la loi ne fait pas d’exception. Elle reçut une promesse d’expulsion. À rien n’avait servi de mettre son cœur sur la table, non… Moue d’excuse et au revoir. Après avoir été obligée de dire son histoire à des gens qui se cadenassent face à l’insupportable, après avoir été accusée d’incohérences, comme si l’Office de protection des réfugiés ignorait tout des traumatismes, contrainte de raconter, encore et encore, alors qu’elle n’aspirait qu’à oublier et à tourner la page, non, pas d’asile, pas d’accueil. Point.

Restait une autre voie… La clandestinité… Elle l’emprunta avec la même pugnacité qu’elle avait montrée jusqu’alors, jusque dans le plus précieux, préservant le battement de son cœur dévasté, instinctivement, suivant le fil que son désir de vivre, toujours vivace, lui dictait. Elle disparut…

  

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