Pascal Paoli, qui de son vivant signait Pasquale de’Paoli, est un personnage de l’Europe du xviiie siècle aujourd’hui profondément méconnu. On sait, pourtant, l’intérêt de la tentative du général de la nation corse — à la suite d’un mouvement lancé vingt-six ans avant lui — pour, tout à la fois, inscrire les ambitions de son île à l’intérieur des traités passés entre les grandes puissances pour le contrôle de la Méditerranée et établir des rapports productifs entre le monde profondément archaïque de la Corse et les grands idéaux développés par l’Europe des Lumières.
Sommaire
Géopolitique de la Méditerranée au xviiie siècle (Lucien Bély)
La Corse, île double (Michel Fontenay)
La Corse et la Méditerranée : la longue durée d’une relation (Michel Vergé-Franceschi)
Politique et institutions sous la république de Gênes au xviiie siècle (Carlo Bitossi)
Pasquale de’Paoli et la tradition républicaine européenne (Karma Nabulsi)
Voltaire et les Lumières françaises (Sylvain Menant)
Rousseau et l’« île de la constitution » (Antonio Trampus)
Voyageurs au xviiie siècle : James Boswell et autres (Francis Beretti)
La Corse, Gênes et la France sous le généralat de Pasquale de’Paoli (José Colombani)
La société corse au temps de Paoli (Francis Pomponi)
État paolien : héritage et innovations (Antoine-Marie Graziani)
Institutions, idées et créations paolistes (Antoine-Marie Graziani)
L’université de Pascal Paoli (Antoine-Laurent Serpentini)
Le traité de Versailles et la fin de l’État paolien (1768-1769) (José Colombani)
Les premiers temps du séjour de Paoli en Angleterre (sept.-nov. 1769) (Francis Beretti)
Le séjour de Pascal Paoli en Angleterre (Francis Beretti)
Révolution corse et Révolution américaine (Antoine-Marie Graziani)
Paoli, la Corse et la Révolution française (Jean-Clément Martin)
Le Consulat et l’Empire (1799-1807) (Thierry Lentz)
Liberté des anciens ou liberté des modernes : le mythe romantique de Pasquale de’Paoli (Luigi Mascilli Migliorini)
Héritage et image de Pascal Paoli aujourd’hui (Jean-Marie Arrighi)
Les portraits peints de Pascal Paoli aux xviiie et xixe siècles (Pierre-Claude Giansily)
Portrait d’un collectionneur, collection de portraits (Pierre-Jean Campocasso)
Pasquale de’Paoli – Portraits gravés, portraits peints
Portraits gravés [collection du musée de la Corse] (Madeleine Pinault Sørensen)
Portraits peints [exposition] (Pierre-Claude Giansily)
Catalogue des œuvres
Extrait
L’enjeu de ce catalogue est de réinstaller l’histoire de la Corse au sein de l’histoire méditerranéenne mais, aussi, de présenter le personnage de Paoli dans sa réelle dimension en le libérant de la gangue des pesantes lectures des nationalismes virulents du xixe siècle qui ont empêché, dans son cas comme dans tant d’autres au cours du xviiie siècle, de comprendre correctement son action. Les articles présentés ici, par leur diversité et par leur ampleur, permettent de présenter un Paoli authentique patriote corse en même temps que personnage cosmopolite à l’Âge des Lumières.
Ainsi, l’exposition restitue-t-elle la place acquise par les révolutions de Corse dans la chaîne des révolutions du xviiie siècle : après la glorieuse Révolution anglaise – à laquelle Paoli emprunte, comme beaucoup avec lui, l’idée d’une constitution –, mais trente années avant la Révolution américaine – qui ressemble par tant d’aspects à la Révolution corse – et quarante ans avant la Révolution française – dont Paoli sera le représentant en Corse avant de rompre avec la Convention jacobine. Au discours du Disinganno, qui emprunte l’essentiel à Suarez et aux premiers révolutionnaires corses trouvant des arguments chez Grotius, se substituent avec Pascal Paoli — élève du grand Antonio Genovesi —, les références à Montesquieu et, plus tard, la requête faite à Jean-Jacques Rousseau du projet d’une constitution pour la Corse alors même que l’Europe des Lumières se passionne pour les événements de Corse.
Né à Morosaglia, dans le centre de l’île, quatre ans avant le début des révolutions (1729-1769), Paoli est le produit d’une double éducation : une éducation insulaire, dont on sait peu de chose mais qui a une grande influence sur lui, et une éducation napolitaine. Les idées d’un père qu’il accompagne à Naples en exil après la défaite devant l’expédition française de Maillebois et d’un environnement fait presque exclusivement de Corses dont il tire des leçons historiques et une énergie nouvelle. Ses lectures à Naples et, plus tard, à Longone, le familiarisent avec l’histoire des anciens États de la Grèce et de Rome. Il fréquente alors les grands historiens de l’Antiquité : Polybe, Tite-Live, Tacite, Plutarque surtout, puis Machiavel, bien sûr – la référence du temps en matière de républicanisme – et Montesquieu, enfin, dont il réclame à son père L’Esprit des lois et les Considérations en novembre 1754 mais qu’il cite encore trente-cinq ans plus tard.
Pour revenir dans l’île, le futur général doit dépasser l’opposition paternelle. Pour imposer son pouvoir, il est contraint à une guerre civile contre Matra. Pour le conserver, il lui faut dépasser un dur passage à vide en 1756 quand il pense abandonner. Petit à petit, toutefois, il s’impose, créant un modèle de pouvoir combinant centralisation et décentralisation, l’installation du pouvoir dans la capitale cortenaise et une forme d’État « nomade », Paoli passant de couvent en couvent pour rendre la justice notamment.
Au cours des quinze années de son pouvoir, il montre les mêmes qualités. La ténacité d’abord : l’homme est patient ; sa gestion de la justice en témoigne par un mélange de médiation et d’exemplarité des peines choisies. Un pragmatisme, aussi, mais sans transiger sur l’essentiel. Paoli arrive avec une constitution qu’il ne considère pas comme définitive. Mais il prend, néanmoins, comme fondement de sa démocratie la Consulta generale sur laquelle il sait s’appuyer et où sont réunis les chefs de familles de toute l’île. Ce choix se base sur la conviction qu’il développe d’une condition d’égalité première : tous ont le droit, à égalité, de se défendre, de vivre et de lutter. Lui, parallèlement, doit être accessible à tous sans intermédiaire : de là, cette idée, colportée par Marbeuf, d’un Paoli traversant l’île à la manière d’un pasteur itinérant pour rencontrer les populations.
Simultanément, il jette les socles d’un État moderne : une monnaie, une armée, une marine, une université, un système d’imposition plus efficace, etc. Par là, son action se détache de celle de ses prédécesseurs qui n’avaient pu mettre en place tout ce à quoi ils avaient pensé. De même sait-il jouer, tout à la fois, des notables et exclure du jeu les seigneurs feudataires ou subjuguer l’Église insulaire, s’appuyant sur le profond sentiment religieux des insulaires mais en en excluant les aspects les plus superstitieux, avant de choisir lui-même une religiosité personnelle à travers son choix d’entrer dans des loges maçonniques lors de son séjour en Angleterre. « Notre gouvernement, peut-il écrire en 1765, est né libre et sans concordats ».
Les circonstances de son affrontement avec les troupes françaises qui viennent à partir de 1764 se substituer aux troupes génoises, l’empêchent de le gérer correctement : la guerre de Sept Ans vient de se conclure et les peuples ont besoin de paix, y compris l’Angleterre, vainqueur de cette guerre ; les puissances italiennes, dont il espère un sursaut devant l’agression contre une terre « aux marges de l’Italie », sont en paix et ne bougeront pas pour s’éviter un nouveau conflit. Ce qui se passe en Corse enthousiasme les hommes de l’Europe aux idées avancées ; même les Américains sauront en tirer la leçon mais l’heure n’est pas à la reprise de la guerre avec Louis XV. D’autant que l’île est alors en train de devenir un lieu à la mode : Boswell décrit le gouvernement paoliste et popularise celui-ci auprès des milieux instruits. C’est cette série de faits et ce regain d’intérêt pour une île préalablement jugée « inconnue » en Europe qui expliquent l’accueil extraordinaire reçu par Paoli au cours de son voyage vers Londres au lendemain de sa défaite dans l’île.
Son exil en Angleterre le met dans l’obligation de correspondre au portrait que Boswell a peint de lui. Il est, pour deux années, l’homme à la mode, avant que d’autres tragédies – en Pologne – ou révolutions – en Amérique – écartent en lui l’idée de rentrer dans son île et, ce, malgré quelques tentatives pour l’y ramener avec l’acceptation des autorités françaises. Vingt-deux années d’exil s’ensuivent que viendra troubler la nouvelle que la révolution qu’il attendait en Corse s’est déclenchée en France.
Malgré ses réticences, il ne pourra s’empêcher de vouloir rentrer dans l’île. À Paris, le roi, l’assemblée, les révolutionnaires lui donneront un rôle qu’il aura l’imprudence d’accepter. Il devra faire la synthèse de la rébellion ancienne avec le mouvement en cours. Et il devra la faire en se mettant à la tête d’une troupe de gens qu’il ne connaît pas et qui, comme sur le continent français, sont d’une autre génération que la sienne : des jeunes gens ambitieux comme les Bonaparte, les Arena, Christophe Saliceti, Charles-André Pozzo di Borgo. Trouver cette forme d’équilibre, à soixante-cinq ans, est vraisemblablement hors de ses possibilités.
Destitué par la Convention et ayant échoué avec la France, il se tourne alors vers l’Angleterre, maîtresse de la Méditerranée. Il n’en obtient pas d’avantage. Très vite, il est obligé de rentrer en Angleterre pour y mourir, à Londres, le 5 février 1807.
Avant propos de A.M. Graziani