À qui appartiennent-elles aujourd’hui ? Quel rapport leurs propriétaires entretiennent-ils avec leur prestigieux passé ? De quels eldorados perdus nous parlent celles qui ont été abandonnées ?
Prenant appui sur mon histoire familiale et le récit qu’en a fait mon grand-père, nous avons, Jean-André et moi-même, remonté le fil du temps pour raconter le présent de cinq demeures d’exception.
À toute légende, il faut un commencement : du haut de la vallée de Lota, ouverte comme une main, un veuf sans enfants contemple la mer Tyrrhénienne et médite sur les exploits d’un petit caporal devenu empereur des Français. Celle qu’il épouse en secondes noces lui fait le cadeau inattendu à son âge de deux garçons. L’un d’entre eux lui donne ensuite cinq petits-fils qui, vibrant à l’appel de la lointaine Amérique des Indes, découvrent les uns après les autres la société cosmopolite et commerçante de Ciudad Bolívar. Les voilà, après leurs années d’apprentissage, affréteurs de barques à voile dans les terres inexplorées du Haut-Orénoque, remarqués par des Allemands versés dans l’exportation de l’or. Les premiers, conquis par cette aventure, troquent pour le compte des seconds leur marchandise contre les pépites ramassées par les mains indiennes.
Alors il est dit qu’un soir, dans le tumulte des eaux du fleuve et la profondeur de la forêt, l’Indien aux yeux noirs où dansent les folles flammes de la mine d’El Callao leur livre son secret. Et bientôt, après avoir traversé savanes et hauts plateaux, guidés par des constellations étrangères, ils éprouvent sous la pulpe de leurs doigts la caresse rugueuse des veines d’or de la mine qui donne sens à leur exil. Virevoltant aux bras parfumés de jolies créoles et de belles Andalouses dans les salons aux hautes fenêtres des haciendas, ils rêvent toujours du murmure de la source et de l’ombre fraîche du figuier. Bien plus tard, ils s’égrèneront sur la route du retour et fonderont des familles avec des femmes nées dans le berceau de leur vallée. Seul le dernier reviendra avec sa femme normande née sous le soleil de la Martinique et trois enfants calés sur des mulets. Leur équipage, composé de bonnes noires en boubou et d’un Indien à la peau d’or sombre, émerveillera le comité villageois descendu au port les accueillir.
Comme tant de leurs compagnons d’aventures issus des vallées capcorsines, les frères americani construisent des palazzi sur les plafonds desquels ils font peindre des allégories victorieuses et des putti charmeurs.
Et voici leurs enfants, élevés dans la joyeuse et insouciante opulence des palais en trompe-l’œil, qui fêtent leurs vingt ans à l’aube du xxe siècle à Paris, traversent la catastrophe des emprunts russes, la tempête de la Première Guerre mondiale et jouent la fortune familiale aux tables des casinos.
Et c’est tout cela qui habite ma mémoire quand je nais alors que les maisons nous appartiennent par bouts ou plus du tout. Il reste quelques meubles, quelques photos d’ancêtres et le récit de l’aventure familiale dactylographié dans les années cinquante par mon grand-père, né à Ciudad Bolívar, éduqué à Paris, le Monsieur le Comte du village, totalement désargenté au sortir de la Seconde Guerre mondiale, aux besoins duquel mon père doit subvenir, lui, l’engagé volontaire de 1940 exalté par d’autres exploits et sans le sou. Lui qui, cognant aux portes des appartements des cousins riches, en repart souvent les poings serrés dans ses poches trouées, s’inventant dans la France des Trente Glorieuses une âme de berger et des eldorados de poète vagabond auquel l’insouciance fait, ô combien, défaut ! Il ira la chercher au fond des verres et qu’importe la couleur de l’or. Il revient de ses épopées habité par une étrange mélancolie qu’il tisse avec les fils de l’aventure conquérante, des déboires parentaux, ses souvenirs de guerre et son attachement pour cette vallée qui lui a donné une Marie-Laure qu’il a épousée. Marie l’or ? Comment ne pas y penser tout à coup !
Vêtu de son manteau d’étoiles éteintes, mon père s’insère dans cette généalogie, me tend la main et me dit : « À ton tour d’essayer de trouver ton chemin de liberté dans cet héritage. »
Et c’est ainsi que Jean-André et moi-même sommes partis à la rencontre de ceux qui détiennent aujourd’hui les maisons d’Américains. Nous leur avons demandé de nous ouvrir les portes de leurs palais de mémoire.
Château Cagninacci – San-Martino-di-Lota
Maison Cagninacci – Santa-Maria-di-Lota
Palais Marchesi – Belgodère
Villa Saint-Jacques – Luri
Château Stoppielle – Luri